Discours de réception d'Henri de Régnier

Le 18 janvier 1912

Henri de RÉGNIER

Réception de M. Henri de Régnier

 

M. Henri de RÉGNIER, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le vicomte Eugène-Melchior de VOGÜÉ, y est venu prendre séance le jeudi 18 janvier 1912, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Il faudrait être bien présomptueux pour ne pas ressentir une certaine surprise à vous avoir paru digne, par quelque point, d’ajouter son nom à tant de noms fameux dans le passé et dans le présent et d’être admis à de si magnifiques voisinages. Il y a là, du fait de l’Académie, envers ses élus, une marque d’estime qui aurait de quoi enorgueillir ceux qui en sont l’objet si le caractère même de cette généreuse faveur n’aidait à en limiter la portée. Voyons-y donc simplement que l’Académie est une personne de trop haute et de trop vieille distinction pour craindre quelque indulgence et quelque hardiesse dans ses choix. Il lui suffit parfois de pouvoir reconnaître chez un écrivain le respect et l’amour de son art pour qu’elle n’hésite pas à lui témoigner la considération qu’elle en fait. Aussi, est-ce à ces bienveillantes dispositions que je dois d’avoir à vous adresser un remerciement dont je connais toute l’étendue.

Ce ne serait point assez pourtant du sentiment que j’exprime pour justifier l’émotion que, j’éprouve et contre laquelle j’ai peine à me défendre. En effet, si elle est pour une part celle dont vos élus sont coutumiers au jour de leur investiture, il s’y ajoute, je puis l’avouer, quelque chose de particulier. Comme tous ceux qui m’ont précédé à cette place n’ai-je pas pour m’y rassurer votre assentiment même qui m’y a appelé ? Comme eux, n’aperçois-je pas autour de moi des figures amies ? Oui, mais parmi elles, je cherche en vain un visage aimé, un visage dont le paternel regard m’eût si bien encouragé et soutenu...

Vous savez ce que je veux dire et vous ne saurez trouver singulier que ma première pensée soit pour le poète à qui allaient ma profonde admiration et ma filiale reconnaissance, et vers qui s’élève aujourd’hui mon souvenir attendri. José-Maria de Heredia fut pour moi un guide et un modèle. Pendant de trop courtes années, il m’a honoré de son amitié et de ses conseils. Il a fait plus, et je lui dois le plus beau et le plus cher don de ma destinée. Il eût été heureux de m’introduire parmi vous. Vous avez accompli son désir et je suis certain qu’en l’accomplissant vous avez tenu à rendre hommage à sa mémoire. N’a-t-il pas été en quelque sorte mon répondant auprès de vous ! Aussi était-il juste qu’avant de prononcer l’éloge de l’éminent écrivain qui fut son ami, j’adressasse un salut filial au poète des Trophées, à José-Maria de Heredia.

José-Maria de Heredia et Eugène-Melchior de Vogüé, étaient contemporains, et la constante amitié qui les unit aurait été satisfaite de ce rapprochement. Leur mutuelle admiration s’en réjouirait. Aussi, avant de vous parler de la vie et de l’œuvre d’Eugène-Melchior de Vogüé, permettez-moi de vous mener, un instant, dans ce cabinet de travail de la rue Balzac qui aura sa légende dans l’histoire des Lettres françaises et où, pendant quinze ans, le poète des Trophées, avec une affabilité fameuse et une impétueuse cordialité, accueillit la plupart des écrivains de son temps.

Je le revois, ce cabinet de travail dont l’aspect est présent encore à bien des mémoires et que dominait, en son cadre d’ébène, l’image guerrière, peinte sur émail par Claudius Popelin, de l’ancêtre Conquistador, de ce Pedro de Heredia, qui bâtit Carthagène des Indes, fondant, selon la haute expression du poète :

 

Dans la mer caraïbe une Carthage neuve.

 

Je revois les bibliothèques pleines de livres, amoureusement choisis, la grande table encombrée où s’étalait, sur de larges feuilles, le paraphe souverain du prince du sonnet. Je le revois, tout embrumé de la fumée des cigares, tantôt solitaire, tantôt bruyant, mais toujours animé de la vivifiante présence du Maître. Tout à tous Heredia allait de l’un à l’autre, déclamant quelques beaux vers, en écoutant de médiocres où sa bienveillance souriante se satisfaisait avec bonté, contant quelque anecdote pittoresque ou exprimant quelque fine et profonde observation, car une proverbiale et charmante exubérance n’excluait pas chez lui l’attention la plus courtoise, ni le sens critique le plus délicat. C’était à ces réunions du samedi que José-Maria de Heredia exerçait sa charge de Grand Introducteur des Réputations et de Grand Conseiller des Lettres. Tout ce qui concernait la littérature, et plus particulièrement la poésie, l’intéressait passionnément. On savait cet intérêt et chacun aimait à en profiter : Comme Stéphane Mallarmé qui fut un esprit merveilleusement docte et généreusement clairvoyant, José-Maria de Heredia posséda ce don de critique initiatrice. L’un et l’autre furent d’admirables instigateurs. Aussi, autour de José-Maria de Heredia se groupaient les personnalités les plus diverses. Qui ne prenait plaisir à fréquenter cet atelier du verbe, avant même que la publication triomphale des Trophées y eût introduit une nouvelle visiteuse : la gloire !

Ce fut là, que je rencontrai pour la première fois le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé, vers 1888 ou 1889, Vogüé avait alors quarante ans. Je ne vous le décrirai pas. Vous vous souvenez de cette haute et sévère figure gentilhomme français sur qui le temps n’eut guère de prise et qui conserva jusqu’au dernier jour son air de mâle jeunesse et de pensive gravité. Je ne vous dirai pas, de notre regretté confrère, l’aspect chevaleresque et martial qu’accentuait le ruban de la médaille militaire, le mélange de réserve et d’enthousiasme qui le caractérisait, la timidité un peu hautaine de ses manières, l’ardeur concentrée de son regard, la dignité presque ombrageuse de toute sa personne. Des yeux passionnés éclairaient, son visage osseux. La voix était pressante, brusque. L’accent en était fièrement convaincu et fièrement persuasif. Chez le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé, tout révélait la plus haute distinction d’esprit. Quant à la noblesse de son âme et à la délicatesse de son cœur, elles étaient égales à la probité de son talent.

Ce talent, à l’époque dont je parle, venait de s’affirmer brillamment par la publication du livre magistral sur lequel j’aurai à revenir, qui est aujourd’hui dans toutes les bibliothèques et qui était alors dans toutes les mains. J’éprouvai donc une juvénile satisfaction à me trouver en présence de l’auteur du Roman Russe. Notre hôte n’était pas moins heureux d’accueillir l’ami admiré. Quant à l’estime où José-Maria de Heredia tenait l’écrivain, on la vit bien lorsque M. de Vogüé eut pris congé. Nul plus que Heredia n’aimait à faire partager ses admirations et à proclamer ses amitiés. Il me semble l’entendre encore, de sa voix sonore, exprimer son sentiment sur Vogüé, vantant les remarquables dons du critique, l’abondance et la variété de ses points de vue, ses mérites de styliste, les belles images de poète qui enrichissaient le rythme de sa prose. Et comme il disait bien, aussi, les fortes qualités de l’homme, sa fidélité de cœur et sa noblesse d’âme, la générosité de sa saine et ardente nature. Ah ! Heredia s’entendait à faire les honneurs de ses amis ! À ce beau jeu d’ailleurs Vogüé ne lui cédait en rien. Lorsque les Trophées parurent, un des plus fervents articles qui salua-leur naissance fut signé de l’auteur de Vanghéli. Vogüé y parlait en poète d’un poète.

De ce sentiment d’amitié qui unissait Heredia et Vogüé je retrouve encore une marque suprême. Ce n’est plus le cabinet de travail de la rue Balzac que m’évoque cette scène, mais le salon de l’Arsenal transformé, hélas ! en chapelle funéraire. Nous y avions ramené, la veille au soir, la dépouille mortelle de José-Maria de Heredia. La mort l’avait frappé de son dur sceptre. Nous avions vu refermer sur lui le cercueil où on l’avait déposé. Des mains amies l’avaient jonché de roses pourpres et de rouges feuillages d’automne. Maintenant, le sombre drap étoilé d’argent le couvrait de ses plis taciturnes. Les cierges brûlaient parmi les couronnes amoncelées. Soudain., au moment où le cortège, allait se former, une voix s’éleva, une voix grave et un peu haletante que l’émotion faisait trembler. Cette-voix, était celle d’Eugène-Melchior de Vogüé, venu pour dire, en votre nom, l’adieu suprême à celui qui n’était plus...

À mon tour, je suis choisi pour rendre à Eugène-Melchior de Vogüé le salut qu’il vint apporter à une tombe chère, aussi me semble-t-il que je devrais trouver, pour m’acquitter dignement de ce devoir des mots doublement éloquents. Quelles phrases amplement sonores ne faudrait-il pas pour louer cette haute et brillante mémoire. Cependant, à. leur défaut, quelque chose me rassure. La vie d’un Eugène-Melchior de Vogüé n’a pas besoin, pour émouvoir et pour inspirer le respect, d’être parée d’ornements oratoires. Il suffit de la raconter et d’en dire l’œuvre et la pensée pour qu’il s’en dégage une belle impression de labeur et de noblesse. Le portrait de Vogüé n’a pas besoin d’être sculpté dans une matière précieuse. Les traits n’en seraient que plus vrais, taillés dans une simple pierre de ses montagnes familiales.

 

Le vicomte Eugène-Marie-Melchior de Vogüé est né à Nice le 24 février 1848, mais si son berceau d’enfant se balança au rythme de la Méditerranée, celui de sa race le rattachait à la province de l’ancienne France que l’on appelait le Vivarais. C’est de cette âpre et montagneuse contrée que les Vogüé sont originaires. Ils y apparaissent dès le XIe siècle en la personne de Bertrand de Vogué qui virait en 1084. Depuis lors, nous retrouvons ses descendants solidement implantés en ce terroir. Ils y tiennent le bourg de Vogüé au confluent de l’Ardèche de l’Auzon et de la Claduègne. Au XIIIe siècle, ils acquièrent la tour féodale de Rochecolombe. C’est du haut de ses créneaux que chante le coq héraldique qui meuble le blason de ces rudes seigneurs péagers. D’âge en âge, nous les voyons participer activement et patiemment à la vie de la province. Ils y possèdent des établissements importants et y remplissent des charges notoires. Celle de Grand Bailli d’épée du Haut et Bas Vivarais est héréditaire dans la famille qui siège aux États de Languedoc. Elle produit successivement des Évêques de Viviers et de Saint-Paul Trois-Châteaux, des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem et même deux Jésuites. On y est volontiers prêtre ou soldat. En 1517 Louis et Blaise de Vogüé sont tués à l’armée d’Italie. Si les Vogüé sont bons ménagers de leurs biens, ils ne sont point avares de leur sang dont l’alliance est recherchée par des maisons considérables par leur antiquité ou leur état. On sait que l’un d’eux épousa une sœur du Maréchal de Villars. Au XVIIe iècle, un Melchior de Vogüé fut maréchal des camps et armées du Roi. Son petit-fils Cérite-François servit sur le Rhin et guerroya contre les Camisards. Charles-François-Elzéar de Vogüé passa sa vie sous le harnais. Il mourut en 1782, au moment de recevoir le bâton, lieutenant général, cordon bleu et grand d’Espagne.

Un antique et glorieux passé comme celui-là implique dans une famille de vivaces traditions militaires et féodales. J’imagine que le jeune Eugène-Melchior dut souvent entendre vanter les belliqueuses prouesses des aïeux et raconter le grand état qu’ils avaient tenu. On devait s’entretenir souvent des choses d’autrefois dans ce vaste château de Gourdan où s’écoula l’enfance de notre futur Confrère. La branche cadette de la maison à laquelle appartenait Eugène-Melchior s’était détachée du tronc au commencement du XVIIe siècle, et était venue se fixer aux environs d’Annonay. C’est là que se trouve Gourdan. La demeure est considérable avec ses pavillons et ses terrasses qui dominent un horizon solitaire de montagnes et de forêts.

Rien n’est plus propre que ces vieilles demeures à la fois ancestrales et rustiques à favoriser chez un enfant les facultés de méditation et d’imagination. Elles prédisposent à un certain romantisme, à un mélange de mélancolie, d’enthousiasme, d’illusions et de désenchantement. Elles mettent en contact aussi bien avec le passé qu’avec la nature. Une solitude favorable au travail de la pensée personnelle y environne le jeune rêveur, hôte des jardins et des bois. Combourg, Milly, Gourdan font un Chateaubriand, un Lamartine, un Vogüé. Toute sa vie, Vogüé garda un souvenir ému de ce séjour de jeunesse et de ces lieux confidents de ses premières rêveries, témoins de ses premières lectures. Il nous a dit quelle influence exercèrent, sur son imagination les Commentaires d’un soldat du Bas Vivarais et l’Album d’Albert du Boys, mais la bibliothèque de Gourdan contenait mieux que ces rhapsodies et que ces vignettes. La main du jeune lecteur y découvrit bientôt les classiques français. Pascal, Bossuet, Saint-Simon furent les premiers instituteurs d’Eugène-Melchior. Joignons-y Lamartine et Chateaubriand avec qui le futur écrivain lia connaissance pour jamais et à qui il sut rendre plus tard, en une occasion solennelle, un magnifique hommage.

Ce terme d’écrivain, nous pouvons vite l’employer en parlant d’Eugène-Melchior de Vogüé, car le goût d’écrire se déclara de bonne heure chez le jeune gentilhomme vivarois. En ses années de collégien et d’étudiant, à Versailles et à Grenoble où il fut envoyé faire son droit, il griffonna de nombreuses pages, si bien qu’à vingt ans, lorsqu’il partit pour le classique voyage d’Italie, il emportait dans sa valise maint manuscrit de vers et de prose.

J’aime à m’imaginer ce départ de la vingtième année. Le vieux château familial s’efface dans le lointain comme une vignette romantique au frontispice du livre de la vie. Exalté par ses lectures, l’existence apparaît à notre voyageur de la couleur de ses rêves. Il la souhaite pittoresque et passionnée, pleine d’aventures merveilleuses, de rencontres romanesques, faite d’enthousiasmes et de mélancolies, d’enchantements et de gloire. Tout cela se résume pour lui en cette Italie vers laquelle il s’achemine, de sa montagne cévenole, le long de ce Rhône qui, comme le fleuve romain, traverse une ville papale et se jette dans la mer latine.

Mais tandis qu’il rêve sur le Tibre, les trompettes retentissent sur le Rhin. L’oreille d’un Vogüé ne saurait rester sourde à une pareille fanfare. Dès l’ouverture des hostilités entre la France et l’Allemagne, Eugène-Melchior est à son poste de combat. Tandis que son frère, sorti de l’École de Saint-Cyr, baptise au feu ses galons de sous-lieutenant, il endosse la capote de simple soldat. Sous l’humble drap, son cœur bat de joie et d’espoir. Le long passé d’une race militaire tressaille en lui. Lui aussi écrira à son tour les Commentaires dan soldat du Bas Vivarais. Il emporte dans son sac le carnet où il notera ce qu’il aura vu. Ce qu’il vit, vous le savez trop. Nous ne suivrons pas Vogüé du camp de Rethel aux plaines de Sedan. Son frère tué à ses côtés, il fut lui-même blessé et emmené prisonnier à Magdebourg. La blessure morale qu’il avait reçue ne se referma jamais. Ces tragiques souvenirs seront désormais mêlés à sa vie et en détermineront la pensée dominante.

Je la retrouve, cette ineffaçable impression de l’année terrible, dans le livre intitulé Syrie-Palestine qui fut le début dans les lettres d’Eugène-Melchior de Vogüé. Elle y revient à plus d’un endroit. Le jeune romantique de naguère, le vaillant soldat d’hier, est aujourd’hui attaché à l’ambassade de France à Constantinople. Ce poste lui est une occasion de visiter l’Orient. Il en subit les prestiges. Chateaubriand et Lamartine l’y avaient déjà emmené à leur suite, mais prendre à son tour contact, avec ce monde merveilleux, quel repos après les dures heures récentes ! Et cependant, leur souvenir se mêle à ses pensées. Le voyageur est à Beyrouth, sur le chemin de Damas et de Jérusalem. Il est heureux. C’est le soir de la première étape et il note : « Notre nouvelle demeure nous rappelle une autre tente, triste et glacial abri durant les nuits pluvieuses des Vosges, faite non plus pour les joies du voyage, mais pour les souffrances, les périls, les lourdes angoisses et qu’avait trop tôt cessé d’habiter l’espérance. »

Malgré tout, Vogüé, ressent l’apaisement lumineux de cet Orient vers lequel tant de curiosités l’attirent. Il y satisfait son goût du pittoresque, mais un plus grave souci se mêle à ses enthousiasmes de voyageur. En ces pages juvéniles, dont la beauté descriptive révèle un écrivain de race, Eugène-Melchior de Vogüé se montre déjà ce qu’il sera plus tard, méditatif et anxieux refrénant par la réflexion l’imaginatif qui est en lui. Déjà nous le voyons tourmenté du désir de tout comprendre, de tout « comprendre jusqu’à en mourir », selon sa forte expression. Et Vogüé, Messieurs, fut fidèle à cette devise. Ce fut dans ce noble tourment qu’il vécut.

Ce qu’il cherche, en effet, déjà, en parcourant la Syrie et la Palestine, c’est à acquérir d’abord l’intelligence du passé. Il fait son apprentissage d’historien. Nulle part, moins qu’en Orient, les choses et les hommes d’autrefois se sont modifiés. C’est ce que Vogüé constate de Damas à Jérusalem, de Chypre au Mont Athos. Il nous rapporte éloquemment la leçon d’histoire que donne l’immuable Asie. Cette leçon, d’ailleurs, il en recevra le complément en Égypte où, en 1875, le conduit une mission diplomatique. Là, une révélation encore plus saisissante l’attendait avec la rencontre du magicien qui s’appelait Mariette-Bey. Mariette, chez qui la divination et le raisonnement s’unissaient supérieurement, inspira une vive admiration à ce disciple enthousiaste. Au geste de ce prodigieux Évocateur des Morts, l’antique Égypte sortait de son linceul de sable avec ses peuples, ses rois et ses dieux. Eugène-Melchior de Vogüé fut fasciné par cette résurrection souterraine. Du reste, le goût de l’archéologie était déjà, chez les Vogüé, une tradition de famille. Eugène-Melchior faillit devenir égyptologue !

Il résista à cet attrait. En vain les dieux et les déesses de l’Égypte, les rois et les reines de la légende et de l’histoire l’appelaient à eux du fond de leurs sépulcres éloquents. Une autre reine lui faisait signe. Celle-là n’était point une figure de marbre ou de basalte. Sa chair était notre chair et, cependant, comme les royales momies des hypogées, elle était entourée de bandelettes, mais ces bandelettes étaient teintes d’un sang récent. Au lieu du scarabée, elle pressait sur sa poitrine un glaive rompu, mais son cœur vivant, battait encore de tous les espoirs de l’avenir. Vaincue et déchirée, elle voulait que l’on brisât les liens qui l’entravaient et que l’on pansât ses blessures. Lorsque la Patrie appelle c’est à elle qu’il faut répondre. La France avait besoin pour se relever de l’effort de tous ses enfants. Eugène-Melchior de Vogüé ne se déroba pas à ce devoir. Les nécessités du présent l’arrachèrent à l’étude exclusive du passé et commandèrent la forme de son activité. Il accepta la tâche que les circonstances lui dictaient. Eugène-Melchior de Vogüé demeura au service de l’État.

Sur ce point, d’ailleurs, l’exemple lui venait de haut et de proche. Il ne fit que suivre celui du chef de sa maison. Certes, Vogüé se réserva une part de son temps, mais il se donna loyalement aux occupations de sa carrière. Dès cette époque, il semble qu’il se soit fixé à lui-même le programme de sa vie littéraire. Il ne sera exclusivement ni un historien, ni un érudit, ni un voyageur, ni un critique. Il ne demeurera étranger à aucune des manifestations de la pensée contemporaine, aussi bien dans le domaine de la science et de l’histoire que dans celui de la politique et de la littérature. Il en résulta l’œuvre que nous admirons pour sa riche diversité. Eugène-Melchior de Vogüé se dispersa généreusement : mais au point de jonction de ses deux activités, il eut la joie de rencontrer l’occasion d’agir comme il le souhaitait légitimement, sur son temps et de déterminer une importante évolution littéraire, au moment où s’accomplissait un grand événement national. Ses admirables études sur le Roman Russe paraissaient en 1886.

En 1876, Eugène-Melchior de Vogüé avait été nommé troisième secrétaire de l’Ambassade de France à Saint-Pétersbourg. Ce genre de fonctions laisse des loisirs même si l’on en remplit ponctuellement les devoirs. Vogüé employa les siens à étudier la Russie. Rapidement, le jeune diplomate se montra fort informé des choses russes. Les rapports qu’il adressait au quai d’Orsay en firent foi. Bientôt familiarisé avec la langue du pays, il menait avec sympathie l’enquête qu’il avait entreprise avec curiosité. La Russie l’intéressait par ses contrastes et le séduisait par son mystère. Un événement heureux acheva de resserrer cette première entente. Comme l’a dit M. le comte d’Haussonville : « Vogüé s’attacha pour toujours à la Russie par un de ces doux liens qui permettent de pénétrer, à travers l’âme d’une femme, l’âme d’un peuple. » En 1878, Mlle Annenkoff devint la vicomtesse de Vogüé. M. de Vogüé trouvait en la digne compagne de sa vie un guide précieux pour l’œuvre qu’il allait accomplir. Bientôt il abordait la Russie dans son histoire, évoquant tour à tour, en des récits habilement composés et fortement documentés, le Fils de Pierre le Grand, Mazeppa, la Révolte de Pugatcheff. Ces épisodes éclairent certains côtés de l’âme russe, mais qui veut, l’apprendre tout entière doit s’adresser aux grands romanciers de la Russie. Ce sont eux qui nous en expliquent le secret.

Je ne referai pas l’éloge des pénétrantes études littéraires, psychologiques et morales qui composent le plus célèbre des écrits d’Eugène-Melchior de Vogüé. Elles sont trop présentes à notre soin souvenir pour qu’il soit besoin d’en redire la nouveauté et l’éclat. Par la sûreté de la méthode, par l’éloquence du style, ce livre magistral est un des monuments de la critique contemporaine. Il fait de Vogüé l’émule des Taine et des Brunetière. Le Roman Russe valut à Eugène-Melchior de Vogué une réputation européenne et lui ménagea une place parmi vous. À quarante ans, Vogüé fut élu l’un des quarante. Ce fut le plus beau moment de sa vie. Revenu à Paris après s’être fait mettre en disponibilité, dès 1882, il y goûta les plus clairs rayons de sa gloire.

Cette popularité de haut aloi mérite que l’on s’y arrête. Elle nous permet de constater que la publication du Roman Russe fut un événement considérable.

Bien que le subtil Mérimée nous eût avertis qu’un trésor littéraire gisait sous la neige des steppes, et malgré les louables efforts de quelques autres initiateurs, nous ignorions à peu près toute la littérature russe. Tourgueneff seul avait chez nous des lecteurs, mais Dostoïevski, mais Tolstoï ! Vogüé les révéla véritablement à la France. Avouez que c’était là un beau don, et précieux aussi par les circonstances où il se produisait.

En effet, Eugène-Melchior de Vogüé ne nous appelait pas seulement à profiter de tout ce que ces profonds observateurs nous livraient de 1’âme humaine, mais grâce à eux et par leur bienfaisante entremise, il nous montrait que la crise où se débattait notre roman français n’était pas sans issue. Au naturalisme étroit, mesquin et grognon qui sévissait alors chez nous, ces nouveaux venus opposaient un réalisme idéalisé qui sauvegardait dans l’observation les droits de la poésie. Cette intervention des romanciers russes fut d’un efficace secours aux efforts de la jeune génération d’alors pour échapper à l’étau du forgeron de Médan et aux limes trop soigneuses des bons joailliers du Parnasse. La réaction qui s’esquissait contre cette double domination prit des forces nouvelles. C’est de ce moment que datent la renaissance idéaliste et psychologique du roman français et les tentatives souvent heureuses du symbolisme. Vogüé apparaissait comme l’un des directeurs de ces nouvelles orientations.

Le succès même du Roman Russe eût été un danger pour un autre esprit que Vogüé. Un écrivain moins indépendant que lui se fût spécialisé aux études russes. Il n’en fut pas ainsi. Certes, dans les nombreux volumes qu’Eugène-Melchior de Vogüé publia par la suite, la Russie tient une place importante. Elle est un sujet auquel Vogüé revint plus d’une fois, mais il ne s’en laissa pas dominer. De même que l’histoire n’a pu le retenir, la critique ne le garde pas. Comme il avait échappé aux mirages de l’Orient, il échappe aux brumes du Nord. J’aime ces affranchissements successifs ; ils sont tout Vogüé. Ils le ramènent toujours à son souci principal, à celui de comprendre et de pénétrer son temps. Comme ses ancêtres féodaux, Vogüé est un « loyal serviteur ». Il a sa tour en terre de France et c’est de là qu’il observe le pays, son pays. Il tient à le faire profiter de ses expériences lointaines et de ses vues personnelles. La fonction qu’il revendique est de deviner et d’avertir. Je le vois en vigie, interrogeant l’horizon, scrutant les nuées. Il y cherche l’éclair précurseur et l’étoile directrice. Il consulte les courants aériens, de même qu’il écoute les bruits qui viennent de loin ou montent d’en bas, l’oreille au guet, l’œil attentif. Il est l’enregistreur des idées, des faits, des hommes de son temps. Il y a en lui de l’augure et de l’oracle.

Cette attitude de haute curiosité et de prévisions méditatives se marque bien chez Eugène-Melchior de Vogüé par un article comme celui qu’il écrivit sur les Affaires de Rome et je la retrouve plus à ma portée dans le beau livre qu’il publia sous le titre de Remarque sur l’Exposition du centenaire. C’est un de ses meilleurs ouvrages et des plus significatifs. Nulle part Eugène-Melchior de Vogüé ne multiplie davantage les aperçus ingénieux et les observations subtiles. Nulle part il ne fut plus éloquent que dans ce tableau de la France de 1889 qui, en vingt-cinq ans, de vaincue et de meurtrie qu’elle était, s’est refaite prospère et glorieuse. À ce spectacle admirable, Vogüé éprouve un légitime orgueil et une juste confiance. En vain, fait-il des réserves sur l’œuvre accomplie, la grandeur de l’effort national qu’elle représente l’émeut et le conquiert. Telle qu’elle est, chacun doit concourir à en assurer la durée par l’union de toutes les bonnes volontés. Il importe de constituer définitivement cette France nouvelle qui recueillera tous les héritages du passé pour en solidifier son présent et les incorporer à son avenir. Et Eugène-Melchior de Vogüé rêve d’une République « réformiste ». Ce fut chez lui une époque d’optimisme lyrique. Il faisait dialoguer les Tours de Notre-Dame avec la Tour Eiffel. Une sorte de romantisme politique et social se réveillait chez cet arrière-neveu des Chateaubriand et des Lamartine qui n’eussent pas désavoué ses ambitions parentes.

Ces beaux songes l’inclinèrent vers l’action. En acceptant à la Chambre le siège que lui offrirent en 1893 ses compatriotes de l’Ardèche, Eugène-Melchior de Vogüé était doublement conséquent avec lui-même. En coopérant aux affaires de son pays il obéissait aux exemples de ses amis et à ses idées personnelles, en même conformait à une tradition de famille. Ne représentait-il pas au Parlement des intérêts locaux dont ses ancêtres avaient été jadis les soutiens ?... Mais ce petit-fils d’un Pair de France n’était pas fait pour la députation. Il le sentit et après une législature ne sollicita pas le renouvellement de son mandat. Il y a des amertumes salutaires. Vogüé sortit du Palais-Bourbon, guéri de quelques illusions et instruit de quelques vérités. Il les exposa un peu durement dans le beau roman intitulé les Morts qui parlent. Œuvre patriotiquement satirique qui dénonce certains désaccords héréditaires, les Morts qui parlent sont, hélas ! le roman de nos discordances nationales.

Ce n’était pas la première fois que l’auteur du Roman Russe s’exerçait à la fiction. Déjà dans le Vanghéli des Histoires Orientales, il s’y était essayé, et dans ses Histoires d’Hiver il avait brodé d’arabesques ingénieusement fantastiques le Manteau de Joseph Olénine. Déjà son Jean d’Agrève avait prouvé que, s’il n’était pas un romancier très habile, il savait nous dire avec une émotion profonde et un brillant lyrisme de belles et touchantes rêveries de poète. Mais avec les Morts qui parlent et le Maître de la Mer nous voyons mieux la conception que Vogüé se faisait du roman. Certes il aime l’art de conter, mais il n’en fait pas son but exclusif. Vogüé n’est pas uniquement un artiste, c’est un polémiste, un militant, un homme à idées, qui cherche à les incarner dans les personnages d’une fable romanesque. Ce procédé, jusqu’à un certain point symbolique, qui a ses désavantages, a, par contre, ses bénéfices ; il élargit un genre qui ne saurait se borner après Balzac, Stendhal et Flaubert ni à l’observation simplement réaliste, ni aux seules inventions de la fantaisie, et qui tend de plus en plus à devenir un instrument d’étude psychologique et morale, sociale et philosophique permettant, aussi bien que la peinture complète de l’époque, l’expression de ses revendications et de ses chimères.

À ce compte le Maître de la Mer pourrait être considéré comme l’œuvre la plus significative d’Eugène-Melchior de Vogüé. C’est un épisode dramatique de ce l’on pourrait appeler la « Comédie Mondiale » car il a pour sujet non plus un conflit sentimental ou moral, mais comme l’a dit l’auteur lui-même « le duel tragique de deux races, de deux mentalités. Deux hommes s’y opposent : rêvant de conquérir le globe par des voies et pour des fins différentes, l’un par son or, pour en amasser davantage ; l’autre par son épée, pour y planter un drapeau et pour s’exalter aux anciens rêves de grandeur que lui rappelle cet emblème ».

Ces anciens rêves de grandeur que poursuit dans sa lutte contre le multimillionnaire américain l’officier français Tournoël, Eugène-Melchior de Vogüé ne cessa de les faire pour son pays. Avec quelle admirable constance il notait les indices qui pouvaient annoncer l’espoir qu’ils se réalisassent ! Avec quelle anxiété il stimulait ces glorieuses éventualités ! C’est la raison de l’intérêt enthousiaste que portait Vogüé à tout ce qui concernait le développement de notre empire colonial. Il y voyait une revanche indirecte mais réelle, de nos désastres ; il en escomptait les résultats, non seulement matériels mais aussi moraux. Il voyait en ces expéditions pour notre jeunesse militaire un merveilleux apprentissage d’énergie, d’endurance et d’abnégation. Il en attendait la formation d’une génération active et hardie. Eugène-Melchior de Vogüé était le plus passionné et le plus convaincu des coloniaux.

Nous la retrouvons maintes fois, cette préoccupation des destinées africaines et asiatiques de la France, dans les volumes d’essais de Melchior de Vogüé. Dès 1891, dans la série qui a pour titre : Spectacles contemporains, il étudie le partage de l’Afrique. À maintes reprises, il revient sur ces questions, qui lui paraissent, pour notre pays, vitales, même s’il s’en laisse distraire par d’autres événements qui sont toujours pour lui prétexte à de hautes et profitables réflexions. Ces événements, c’est du passé ou du présent qu’ils viennent solliciter la pensée toujours en éveil de l’écrivain. Historiques, politiques, sociaux, religieux, scientifiques, artistiques, littéraires, il les accueille avec la même attention, et les commente avec la même éloquence. Tantôt ils apparaissent à Eugène-Melchior de Vogüé sous la forme d’un livre, tantôt sous les espèces d’un fait, tantôt sous la figure d’un homme. Vogüé a réponse à toutes les interrogations que lui pose l’actualité. Ce sont ces réponses qui constituent les Regards historiques et littéraires, les Heures d’histoire, Devant le siècle, Sous l’horizon ; tous ces admirables recueils d’études, de portraits, d’impressions où se mêlent, à une riche expérience personnelle, tant de prévisions hardies et de considérations profondes, où s’exprime toujours, en un haut et vibrant langage, l’âme ardente et noble qui nous a laissé ainsi, en une sorte de confession publique de sa pensée, tant de si beaux et de si émouvants témoignages de ses anxiétés et de ses convictions.

Trente années d’une production incessante n’avaient pas épuisé l’activité d’esprit d’Eugène-Melchior de Vogüé. L’illustre écrivain ne semblait pas songer au repos, et cependant la vie, qui n’avait pas été sans quelques duretés pour ce vaillant, semblait prendre à tâche de lui adoucir les dernières étapes. Le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé, nommé administrateur de la Société du Canal de Suez, aurait pu prendre prétexte de ses nouvelles fonctions pour délaisser quelque peu la plume qu’il avait si laborieusement et si sûrement maniée. Il n’en fit rien ; ce grand travailleur n’accepta point de se décharger d’aucun labeur. Néanmoins, il se prêta à certaines occasions qui le ramenèrent vers l’Égypte, et lui donnèrent de revoir cet Orient où il avait promené ses rêves de jeunesse. Mais ces échappées étaient brèves. Bientôt ses devoirs de famille le ramenaient à Paris, vers ce vieil hôtel de la rue de Varenne dont il aimait la spacieuse dignité et le jardin ombreux.

J’ai eu l’honneur de l’y visiter quelquefois. Demeure de gentilhomme et d’homme de lettres, la maison d’Eugène-Melchior-Melchior de Vogüé reflétait bien la double qualité, de son maître. Elle le montrait fidèle à lui-même. S’il pouvait s’y souvenir de ses origines, il ne pouvait, non plus, y oublier le métier qu’il avait choisi. Ce métier, il l’honora par son talent, et en en remplissant les tâches avec la plus étroite probité professionnelle. Au déclin de son âge, après de longues années de labeur, Vogüé pouvait se dire en conscience que, des nombreuses pages qu’il avait écrites, aucune n’était qui ne portât la trace de son sincère amour de la perfection. Il n’avait jamais cessé de renforcer par un travail acharné les dons brillants d’écrivain qu’il avait reçus en partage, et qui l’avaient porté au premier rang des meilleurs de son temps.

De cette constante préoccupation, Vogüé avait gardé un profond respect pour les maîtres de sa pensée et de sa forme, et il conservait de vives admirations pour tous ceux qui, comme lui, avaient pratiqué noblement l’art d’écrire. Eugène-Melchior de Vogüé savait admirer même des contemporains. Critiques, romanciers, historiens, il ne leur marchandait pas ses franches sympathies, Vogüé aimait les poètes. Aussi avez-vous voulu qu’un poète prononçât devant vous son éloge. Oserais-je vous dire, Messieurs, que de cette délicate attention celui que vous lui avez donné comme successeur vous remercie.

Des deuils répétés qui frappèrent, durant ces dernières années, les lettres françaises, Vogüé éprouva un réel chagrin. Ces pertes le touchèrent profondément en ses admirations et en ses amitiés. Elles attristèrent son esprit et son cœur. Ne l’entendez-vous pas encore, à l’une de vos séances, en janvier 1907, s’écrier, en s’adressant à l’un de vous : « Avant de vous faire accueil en cette Compagnie, souffrez que je donne un moment à nos regrets », et il ajoutait, avec une douloureuse mélancolie : « Gaston Paris, Heredia, Sorel, Brunetière... La hache du noir bûcheron m’environne ! » N’y avait-il pas dans ces sombres paroles plus qu’un effet oratoire ? J’y vois comme un pressentiment. N’écoutait-il pas l’appel des ombres ?

Il leur obéit trop vite. Le 24 mars 1910, les yeux d’Eugène-Melchior de Vogüé se fermèrent à jamais. Son grand cœur cessa de battre. Si, durant cette nuit suprême, il vit repasser brusquement en son esprit la figure de sa vie, il put mourir fier d’avoir vécu. Nul, mieux que Vogüé, il n’accomplit ses devoirs d’homme, d’écrivain et de Français. Sa mémoire et son œuvre en témoignent et en témoigneront. Fidèle au passé, Vogüé eut trop foi dans l’avenir pour que l’avenir ne confirme pas à son nom l’éclat d’une gloire durable.