Discours de réception de Philippe Pétain

Le 22 janvier 1931

Philippe PÉTAIN

Réception de Philippe Pétain

 

M. le maréchal Pétain, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le maréchal Foch, y est venu prendre séance le jeudi 22 janvier 1931, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Un sentiment de reconnaissance et d’admiration envers les soldats qui, au cours de quatre ans de lutte, ont porté aux plus hauts sommets les vertus militaires de la race, vous a déjà poussé à accueillir, sous cette Coupole, deux des chefs qui les ont conduits à la Victoire.

Dans le geste unanime par lequel, à mon tour, vous m’avez appelé parmi vous, je me plais à reconnaître le même sentiment : au-dessus de moi, c’est l’Armée que vous avez voulu acclamer.

Aussi, vous trouverez juste qu’à l’expression personnelle de ma gratitude, j’associe la foule des officiers et des soldats, fiers et reconnaissants de l’éminente distinction que vous accordez à leur chef.

À l’honneur qui m’échoit est attachée la plus passionnante, mais la plus difficile des missions : l’éloge d’un grand capitaine. De tout temps, cette tâche a mérité des accents éloquents. Les exploits du Prince de Condé, la gloire de Turenne ont trouvé, pour les célébrer, le génie oratoire de Bossuet et la parole sobre de Fléchier. Le maréchal Foch lui-même a déjà reçu maints hommages. Le 6 avril 1920, dans cette enceinte ; – le 7 juillet 1928, au pied du monument de Cassel, face au pays de Flandre qu’il avait sauvé ; – le 26 mars 1929, devant Paris silencieux et la France recueillie : vos membres les plus éminents ont exalté, en termes vibrants, cette haute figure. Comment n’envierais-je point leur talent pour pouvoir la dépeindre à mon tour ? Un seul avantage le reste, celui d’avoir, aux côtés de Foch, dirigé la lutte. Aussi ma tâche est-elle de vous exposer, à grands traits, le rôle et l’action de l’illustre maréchal pendant la guerre.

Au lendemain de nos défaites sous le coup de fouet de l’humiliant traité de 1871, la France s’est redressée. Notre peuple est coutumier de ces énergiques retours. Loin de l’abattre, l’épreuve le fortifie. Dans les improvisations héroïques, mais vaines, qui ont caractérisé son action au cours de la guerre 1870-1871, l’Armée a reconnu les marques d’une inertie intellectuelle qui l’a livrée désarmée aux entreprises d’un ennemi nourri d’une forte doctrine de guerre. Courageusement, elle va se remettre à la tâche et, fouillant le passé, chercher dans l’épopée napoléonienne le secret de 1a victoire

Napoléon la séduit par la violence et la rapidité de ses coups. Pour lui, le but essentiel de la guerre est l’anéantissement de l’ennemi. Aussi recherche-t-il d’emblée la bataille, le choc brutal et décisif, qui lui permettra de réaliser son dessein. Les armées de cette époque, en effet, n’ont pas assez de puissance pour arrêter la ruée de l’assaillant. Les éléments prépondérants de la victoire sont le nombre et la force morale, et la manœuvre consiste à s’assurer, au point voulu, la supériorité de ces deux facteurs. Or, Napoléon est passé maître dans l’art d’être plus fort que son adversaire sur le terrain de la rencontre. Au cours de la bataille, il accentue encore cet avantage. Tandis que se déroulent les péripéties tragiques du combat sur l’ensemble du front, opposant aux appels parfois pressants de ses maréchaux la sérénité d’un esprit sûr de ses conceptions, il scrute le dispositif adverse, en discerne les faiblesses et détermine l’objectif le plus favorable à l’attaque. Sentant en fin la désorganisation poindre chez l’ennemi, qui s’est prématurément usé, il précipite, au point choisi, la masse de ses réserves. L’apparition soudaine de ces forces, auxquelles l’ennemi ne peut plus rien opposer, constitue ce qu’il appelle l’événement, qui fixe le sort de la bataille.

Les victoires répétées de 1’Empereur apportent à cette doctrine, une consécration éclatante. Près d’un siècle plus tard, l’écho en retentit encore : l’Armée s’enthousiasme pour la simplicité et l’efficacité des méthodes napoléoniennes et, sans égard pour 1’évolution que le machinisme impose à la guerre, elle conclut que l’attaque est l’instrument primordial de la stratégie et de la tactique.

Foch subit, avec sa génération, l’influence de ce courant d’idées et en partage les audaces.

Professeur à l’École de Guerre et, quelques années plus tard, commandant de la même École, il a façonné pendant dix années les cerveaux des futurs chefs de l’Armée. Les deux ouvrages qui résument son enseignement : Principes de la Guerre et Conduite de la Guerre, fort remarqués à l’époque où ils ont paru, dépassèrent l’enceinte de l’École et valurent à leur auteur, un prestige considérable. Ils constituent un véritable « poème de l’action », dont Foch avait puisé l’inspiration aux sources de l’art napoléonien.

Le 20 mai 1921, aux Invalides, le Maréchal, armé de l’épée d’Austerlitz, se détachant du groupe des hauts dignitaires de l’État, s’avance vers le mausolée de marbre rouge où repose l’Empereur. D’une voix frémissante, il dit : « Napoléon ! » puis il s’arrêta une seconde, comme si, à l’appel de son nom, le Grand Mort avait dû se dresser pour recevoir l’hommage que la France lui rendait.

Cette invocation résume toute sa doctrine. Foch a fait sienne la conception absolue de la guerre de Napoléon et, comme lui, il proclame que « l’attaque décisive », c’est-à-dire l’acte qui doit consommer de façon irrémédiable la défaite de l’ennemi, est l’argument suprême de la bataille moderne.

Le souvenir des échecs de 1870, attribués, pour une grande part, à la passivité de l’Armée française, accentue encore ce vigoureux mouvement en faveur de l’offensive. Les avantages du feu sont contestés. On se refuse à lui donner la part qui lui revient, malgré la prépondérance qu’il avait affirmée dans les campagnes récentes. La défensive est condamnée, même comme procédé de manœuvre. Sous une telle impulsion, le moral s’exalte, mais des réflexes inquiétants se créent. À la veille de la guerre, fermant les yeux sur les enseignements du Transvaal, de Mandchourie et des Balkans, orgueilleusement confiante en elle-même, et sûre de trouver dans sa flamme patriotique la force de surmonter les épreuves du combat, l’Armée française n’a qu’une pensée « attaquer ».

Imprégnés de cette doctrine d’offensive à outrance, les Français de 1914, impatients de prendre l’initiative des opérations, s’engagent sur tout le front.

Dans le cadre de l’immense bataille, qui se livre la droite aux Vosges et la gauche en Belgique, la 2e Armée, qui a reçu la mission d’attaquer en direction de Sarrebrück, s’avance avec ses trois corps d’armée en ligne. À sa gauche, le 20e corps, sous les ordres de Foch, a pris comme objectif Morhange.

La marche se poursuit avec entrain en dépit de la chaleur et malgré le feu de l’artillerie lourde allemande. À l’aube du 20 août, l’ennemi réagit sur tout le front. Sous la violence imprévue du choc, la 2e Armée chancelle. Le 20e corps, quoique supportant l’assaut de forces plus que doubles des siennes, résiste avec opiniâtreté. Contraint, cependant, de se conformer au mouvement général de retraite, il se replie pas à pas, en une marche ordonnée, qui porte la marque de l’inflexible énergie du chef qui la dirige. Certes, l’échec était sérieux, mais la ferme contenance des divisions de Foch avait empêché qu’il ne dégénérât en désastre. La 2e Armée n’était point hors de cause ; elle devait le prouver quelques jours plus tard, devant la trouée de Charmes.

Cependant, l’offensive générale des frontières avait échoué. À la lumière des premiers engagements, les Français pouvaient constater que leur doctrine n’était pas adaptée aux conditions nouvelles de la guerre. Affirmer que seule l’offensive procure des résultats positifs est un principe vrai et fécond, mais il ne s’ensuit pas qu’il faille se jeter sur l’ennemi en toutes circonstances. Les Allemands, appliquant une stratégie plus souple, avaient gardé une attitude défensive en Lorraine, tandis qu’ils envahissaient la Belgique avec le gros de leurs forces. Les armées françaises du Nord étaient refoulées jusqu’au sud de la Marne. Je dis refoulées et non battues, car elles réussissaient, au cours de leur retraite, à infliger à l’ennemi un échec dans la région de Guise

On ne saurait trop admirer la décision du chef français, qui n’hésita pas à imposer à ses armées un bond considérable en arrière, pour leur donner le temps de se reprendre, et d’attendre le moment favorable pour marcher de nouveau à l’ennemi avec des forces reconstituées.

Le général Joffre s’est trouvé en présence d’un problème d’une ampleur sans précédent, qu’il a résolu avec une sûreté de jugement incomparable. La retraite après la bataille des frontières et le redressement de la Marne sont des faits uniques dans l’histoire. Je ne crains pas d’affirmer, qu’en cette circonstance, le général Joffre a sauvé I’Armée française, et je ne sais pas s’il se serait trouvé un autre chef pour prendre, à sa place, une décision à la fois si avisée, si audacieuse, et engageant à un tel degré sa propre responsabilité.

Le 28 août, préludant à la reprise du mouvement en avant par une réorganisation de ses forces, le général Joffre confiait à Foch le commandement d’un groupement bientôt transformé en 9e Armée.

Cette armée devient une des pièces maîtresses du nouveau dispositif. Entre la masse franco-anglaise, en voie de réunion sur l’Ourcq et le Grand Morin, et les forces qui, par Vitry-le-François s’accrochent à Verdun, la retraite de l’Armée française a laissé s’ouvrir une brèche de près de cinquante kilomètres. Aveugler cette brèche, relier solidement les deux parties de l’immense corps de bataille, telle est la mission qui échoit aux six divisions de Foch, grossies d’une division de cavalerie. Or, c’est sur ce centre que va porter l’effort allemand. Le 5 septembre, en effet, devant la situation aventurée de l’armée Von Klück, Moltke renonce au projet ambitieux de déborder notre aile gauche, et cherche à rompre notre centre en direction de Troyes.

Cette tentative de percée échouera devant la ténacité et les ressources manœuvrières de Foch.

À cette armée qu’il connaît depuis quelques jours à peine, il insuffle sa forte résolution. À tout instant, il rappelle à ses subordonnés leur mission avec une violence de termes certainement recherchée. Ses ordres s’émaillent de formules impérieuses, d’expressions irrésistibles, qu’il semble souligner du geste coupant qui lui est familier. Le 9 septembre, au moment le plus grave, alors que le château de Mondement en ruines est tombé aux mains de l’ennemi, qu’à sa droite le 11e corps d’armée reflue au sud de Fère-Champenoise, Foch réclame encore de ses troupes, harassées par quatre jours de lutte, un effort suprême ; en cette journée critique où ses divisions fléchissent et reculent, il ne songe ni à organiser la retraite, ni à s’établir sur la défensive, mais bien à attaquer l’ennemi presque victorieux, employant peut-être ainsi le seul procédé qui convienne à des troupes, que les enseignements du temps de paix ont mal préparées aux strictes disciplines de la défensive.

Pour cela, il lui faut des forces. Ayant dû, dès le 7, engager ses dernières réserves, il cherche à s’en reconstituer de nouvelles. Le problème paraît insoluble. Tout au plus pourrait-on, sur un front déjà trop peu nourri, glaner quelques faibles éléments, – expédient de fortune incompatible avec les nécessités d’une manœuvre fructueuse, – Foch a besoin d’une grande unité. Il demande alors au général Franchet d’Espérey d’étendre le front de son corps de droite, et, prenant à son compte la responsabilité d’une relève, il libère la 42e division.

Cette division, qu’il a retirée de son aile gauche défile derrière le front de l’Armée. Va-t-elle servir à étayer la Division Marocaine qui, dans le même moment, est vivement pressée à Mondement ? Foch n’y songe point, car il a hâte de la voir arriver en son centre, où elle doit servir d’ossature à la contre-offensive d’ensemble qu’il veut lancer dans le flanc de son adversaire presque triomphant.

Contre toute attente, l’ennemi se dérobe avant l’entrée en action de la 42e division. Mais peut-on refuser à Foch le mérite d’avoir, au milieu des circonstances les plus scabreuses, conservé la liberté d’esprit nécessaire pour concevoir la manœuvre et préparer son exécution ?

Cette victoire qui, après des péripéties tragiques, s’affirme dans le moment où elle paraît la plus compromise, est la récompense de l’obstination farouche de celui qu’un jour on traitera de « sublime entêté ».

La « mêlée des Flandres » allait lui fournir une nouvelle occasion de donner la mesure de cette énergie, qu’il considère, plus que jamais, comme le gage prépondérant du succès.

Au début d’octobre, les Allemands ont définitivement abandonné l’espoir d’envelopper l’aile gauche française. L’Armée anglaise est maintenant l’objet de leurs entreprises ; c’est elle qu’ils veulent atteindre dans ses communications avec la métropole. Et les troupes du duc de Wurtemberg et du kronprinz de Bavière, composées des meilleurs soldats du Kaiser, marchent à la conquête de Dunkerque et de Calais.

Pour leur barrer la route, Foch ne dispose que de forces insuffisantes et disparates. Le front est étiré à l’extrême, et les troupes, qui arrivent par petits paquets, parviennent difficilement à alimenter cette bataille excentrique, où les Allemands, manœuvrant sur des lignes intérieures, déversent rapidement leurs disponibilités. Les territoriaux du général Brugère avaient d’abord été les seuls gardiens de ces contrées, que la guerre n’avait fait qu’effleurer. Peu à peu la bataille s’était rapprochée. Dans la plaine monotone et boueuse, les corps de cavalerie avaient étalé leurs escadrons. Puis, le long de la côte, l’armée belge était venue s’accrocher, avec l’aide des fusiliers marins, aux derniers lambeaux de son pays. Digne d’un Roi qui avait donné au Monde le plus bel exemple de loyauté et de courage, elle s’obstinait malgré la chute d’Anvers et l’invasion presque totale de son territoire, dans sa fidélité à la cause alliée.

À sa droite, les divisions britanniques, accourues des bords de l’Aisne, lui tendaient la main et assuraient la continuité du front. Enfin, derrière cette ligne bigarrée, d’antiques canons, extraits des vieilles places du Nord, sont venus en hâte renforcer l’artillerie lourde trop peu nombreuse. Nationalités diverses, aptitudes tactiques et valeurs militaires inégales, toutes les raisons de divergence s’accumulaient pour séparer des troupes, appelées cependant à combattre côte à côte, et que les circonstances allaient contraindre à se mêler étroitement.

Cependant, Foch essaye d’en imposer à l’ennemi, mais, devant l’afflux des masses allemandes, il en est bientôt réduit à parer les coups.

Que de fois, en ces angoissantes journées, les Allemands semblent toucher au but ! Sous leurs coups le front vacille, des brèches s’ouvrent. Les Belges, les Anglais, ont peine à contenir plus longtemps leurs assauts. Mais Foch, avec une énergie qui ne se dément pas, affermit les résolutions, distribue les renforts, et assure le maintien du front.

Le 30 octobre, les Allemands, que l’inondation a définitivement arrêtés sur l’Yser, lancent de furieuses attaques devant Ypres ; les Anglais, déjà affaiblis par les combats des jours précédents, sont sur le point de céder devant des forces supérieures. Foch, infatigable, paraît dans la nuit au Quartier général britannique.

     – Avez-vous des réserves, dit-il à French?

     – Non.

     – Je vais vous en donner, mais tenez jusqu’à ce qu’elles arrivent.

Et le danger d’une imminente retraite étant conjuré, il gagne le temps nécessaire à l’intervention des renforts français. La situation reste néanmoins tendue à l’excès. Le lendemain, les attaques allemandes reprennent avec un nouvel acharnement. Le maréchal French estime qu’il n’est plus possible de prolonger la résistance et se montre décidé à évacuer Ypres. Rentrant à son Quartier général, après une visite à ses commandants de division, il rencontre par hasard, à Vlamertinghe, Foch. Il lui expose ses inquiétudes et ses projets de repli. Avec une bonhomie simple, Foch combat cette solution, multiplie ses arguments et ses exhortations. Enfin, sur un papier il jette quelques mots : « Il est absolument indispensable de ne pas reculer ; pour cela tenir, en s’enterrant où on se trouve... Tout mouvement en arrière fait par un ensemble de troupes entraînerait une poussée de l’ennemi et un désordre des troupes, qui doivent le faire écarter absolument » Le maréchal anglais, impressionné par ces lignes énergiques, retourne la feuille, écrit : « Faire exécuter » et l’adresse à ses commandants de corps d’armée. Ypres était sauvé.

Ainsi, Foch impose ses vues aux États-majors alliés. cependant, il n’a pas le commandement : il ne peut, aux termes de sa mission, que coordonner l’action des différentes armées. Il ne donne donc pas d’ordres, il persuade, il conseille. Mais quelle puissance ont ces conseils, qu’il n’hésite pas à renforcer par une note rédigée dans ce style net, émaillé d’expressions vigoureuses, qui est le reflet de sa pensée !

Enfin, Foch fait preuve déjà de ce qu’on pourrait appeler « l’esprit interallié ». Au lieu d’accentuer les tendances particularistes d’éléments si divers, il en prépare l’amalgame. Certes, il sait discerner les qualités et les défauts des armées alliées, mais, à tous, il fait confiance. Il compte sur leur « amour-propre », et il leur apporte indistinctement, suivant les exigences du moment, l’appui des renforts français.

Par son impartialité, il gagne la reconnaissance des Alliés. Par la maîtrise avec laquelle il domine les événements, il conquiert aux yeux de tous un incontestable prestige et prépare ainsi les voies au Commandement unique.

La bataille des Flandres a épuisé les deux adversaires. Ceux-ci sont mutuellement bloqués devant des positions que l’emploi conjugué de la tranchée, du fil de fer, de l’arme automatique, rend à peu près inexpugnables. La guerre menace de s’enliser dans un face à face immuable. Situation étrange que cette impasse à laquelle aboutit la lutte, après quatre mois de combats, et dont les annales militaires n’offraient point encore d’exemple ! Elle n’était, cependant, que l’inévitable conséquence du développement des moyens modernes.

Sur les champs de bataille napoléoniens, où ne règnent que des armes à faible portée, quelques centaines de mètres à peine séparent les combattants. L’assaut est une crise rapide, dans laquelle le feu ne joue qu’un rôle secondaire. La volonté de vaincre, le désir instinctif d’abréger cette épreuve, provoquent la ruée de l’assaillant, et hâtent l’instant de la rencontre à l’arme blanche, où il recueille le bénéfice de sa masse et de sa vitesse. En un mot, la puissance du choc est souveraine.

Souveraineté fragile, dont les progrès de la science et de l’industrie ébranlent bientôt les fondements. Les armes à grand rendement ouvrent à la guerre des perspectives nouvelles. La défensive en profite d’abord : mitrailleuse, canon à tir rapide accroissent dans des proportions considérables la capacité le résistance d’une troupe. Celle-ci, incrustée au sol et disposée de manière à déployer, à chaque instant, toute la puissance de ses engins, balaie de ses projectiles des zones de plus en plus profondes, à travers lesquelles l’attaque ne peut progresser que pas à pas, au prix de lourds sacrifices. Le nombre, l’élan, doivent s’incliner devant la brutalité destructrice du feu. Pour s’y dérober, l’assaillant cherche des auxiliaires nouveaux : la nature, jusqu’ici spectatrice muette des violences humaines, entre dans la lutte ; les formes et les accidents du sol, selon qu’ils protègent des coups ou qu’ils favorisent les effets du feu, sont exploités par les deux adversaires. Mais, si l’utilisation du terrain facilite l’approche de l’agresseur, elle n’est cependant qu’un expédient qui diminue, sans la supprimer, l’efficacité des engins de l’ennemi. Pour éteindre le feu qui le décime, il faut désormais que l’assaillant réponde aux projectiles par des projectiles plus puissants, qu’il multiplie ses canons, en un mot qu’il ait recours à la puissance du feu, cette nouvelle divinité du combat moderne.

Au cours de l’hiver 1914-1915, Foch réfléchit. Il garde sa foi robuste dans l’offensive, et en discerne les inéluctables conditions matérielles. D’une bataille conduite avec de puissants moyens, il escompte « la percée, qui rendra, dit-il, à nos armées la liberté d’action et de manœuvre ». Cette conception est celle de la plupart des chefs de l’Armée, qui n’ont pas encore reconnu la nécessité du gigantesque effort et qui espèrent l’abréger, en ayant recours, au delà de la barrière défensive, aux ressources de la manœuvre. Les offensives d’Artois et de Champagne viennent démentir cet espoir. Derrière la brèche faite, le front se reforme, les organisations fortifiées renaissent. C’est que, dans le domaine stratégique, les conditions du problème se sont aussi profondément modifiées.

Dans les luttes précédentes, les années avaient opéré, isolées dans l’espace et dans le temps. La bataille mettait aux prises des forces limitées, qui représentaient la totalité des ressources militaires de la nation. Elle ne pouvait être alimentée que par les troupes présentes sur le terrain ; aussi, celui des adversaires qui avait le premier usé ses réserves était contraint de s’avouer vaincu. C’est ainsi qu’après les grandes batailles de Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram, le vaincu avait dû signer la paix.

Aujourd’hui, grâce au développement considérable des moyens de transport, les ressources nationales, intégralement mobilisées, peuvent affluer avec rapidité et renouveler, de façon continue, les masses armées. Le pays tout entier intervient dans la lutte et jette dans la balance ses hommes, sa puissance matérielle, ses forces morales. Aussi, les triomphes ne sont-ils que passagers, 1’exploitation de la victoire s’arrête dès que l’adversaire a pu amener des forces nouvelles. Pour que le succès soit définitif, il faut empêcher cet afflux des forces et en tarir la source.

Désormais, le but de la guerre apparaît dans toute son ampleur et sa cruelle netteté ; il est devenu la destruction, non d’une armée, mais d’une nation.

Il faut donc se résigner à aborder directement le rigoureux problème. Il faut consentir sans arrière-pensée, l’effort indispensable à cette tâche immense, il faut accepter la rançon de cette profonde transformation, eu adoptant une tactique prudente et méthodique, en harmonie avec les difficultés de la mise en œuvre massive du matériel.

À ces considérations de fait s’ajoutent des raisons psychologiques. Aux dures leçons du feu, 1’homrne a compris sa faiblesse. Il a reconnu la vanité de certains sacrifices et s’incline devant les forces qu’il a déchaînées. Dans le labeur qui l’attend, et dont il a apprécié la grandeur, il réclame lui-même le soutien d’un puissant matériel, en même temps que l’appui moral de la nation, en un mot, le concours de toutes les ressources du Pays.

Ainsi, le problème de la guerre atteint des proportions insoupçonnées, il se hausse à la taille des peuples qui s’entrechoquent. Les adversaires s’arment si lourdement que leurs étreintes resteront lentes et mesurées ; et, comme ils ne peuvent combattre que de front l’épuisement de l’un d’eux sera le seul terme de leur longue lutte.

Cette conception de la guerre d’usure domine le plan de campagne de 1916. Ce plan comporte, sur tous les fronts alliés, une série d’opérations locales, à portée limitée, précédant des offensives de grande envergure, qui seront poursuivies en des efforts progressifs jusqu’à l’effondrement de l’ennemi. Dans ce cadre d’ensemble, le général Joffre prévoit, pour le mois de juin, une attaque franco-anglaise, embrassant un front de soixante-dix kilomètres, entre l’Oise et les abords d’Arras, et il en confie la préparation et la direction au général Foch.

Mais, le 21 février 1916, l’irruption des Allemands sur Verdun vient bouleverser ces projets. Tandis que sur le sol labouré de projectiles, les « poilus » héroïques s’acharnent à la défense de la vieille cité, et que le monde palpite aux échos tragiques de la bataille, Joffre, acceptant encore une fois les plus lourdes responsabilités, s’obstine dans son dessein d’une attaque en Picardie.

La consommation des grandes unités engagées sur la Meuse avait obligé, il est vrai, le commandement français à diminuer peu à peu l’envergure du plan initial ; mais on considérait que la bataille de la Somme, patiemment conduite, en précipitant l’usure des réserves allemandes, pourrait encore entraîner la décision.

Cet espoir parut devoir se réaliser. En juillet et août, Foch mène la bataille avec sa ténacité coutumière. Le 12 septembre, alors que les Anglais, maîtres de la crête de Pozières, découvrent toute la plaine de Bapaume, et que l’armée Fayolle enfonce les derniers retranchements ennemis à Bouchavesnes, les Allemands ne disposent plus en arrière du front que de quatre divisions fraîches. Foch redouble d’activité, mais il n’a plus les moyens suffisants pour achever son adversaire.

Dans cette bataille, les premiers chocs ont un rendement fructueux. Mais à la faveur du développement compassé de l’action, l’ennemi restaure indéfiniment ses moyens, l’assaillant s’épuise dans une luite de plus en plus âpre. La conception de la bataille d’usure est juste, mais son exécution s’avère trop rigide. À la méthode des coups successifs, appliqués en un même point où l’assaillant finit par s’enliser, il faudra substituer une tactique plus variée, ayant pour objet de désorganiser la résistance de l’ennemi en des points différents.

Cependant cette formule n’apparaît pas clairement à tous les esprits : beaucoup pensent encore qu’une bataille continuée sur le même terrain, avec des moyens matériels plus puissants et sur un rythme accéléré, pourra conduire au succès. Les Alliés s’étonnent que l’effort important et concerté, qu’ils viennent de fournir pendant l’été, aboutisse à des résultats aussi incomplets ; une certaine déception se manifeste dans tous les camps. Foch en subit les répercussions et quitte bientôt le commandement du groupe d’armées du Nord, pour prendre la direction d’un Bureau d’études interalliées à Senlis.

Les périodes d’accalmie, où le danger paraît moins pressant, rendent les hommes indifférents ou ingrats. L’imminence du péril fait mieux apprécier les valeurs. La crise, qui suivit les opérations d’avril 1917, fut l’occasion d’un revirement en faveur de Foch, et le Gouvernement lui confia les fonctions de chef d’État-major général, nouvellement rétablies.

C’est à ce titre que, le 26 octobre 1917, devant le péril, qui, par-dessus les armées italiennes, menace l’Entente tout entière, il télégraphie au général Cadorna : « Le Gouvernement vous fait savoir que, si vous avez besoin de nos troupes, nous sommes prêts à marcher. » Ayant mis en route quatre divisions françaises et décidé les Anglais à suivre notre exemple, il part lui-même pour l’Italie le 28 octobre. Quinze jours plus tard, l’ennemi était arrêté sur les rives du Piave, avant même qu’il fût nécessaire d’engager nos divisions. Laissant aux armées italiennes le mérite et 1’honneur de sauver leur Patrie, Foch avait affirmé, par sa présence et celle des divisions franco-anglaises, la solidarité des Alliés. Son geste avait scellé entre les deux grandes nations latines un lien, dont nous devions quelques mois plus tard éprouver à notre tour les bienfaits : le 15 juillet 1918, sur les flancs de la Montagne de Reims, le 2e Corps d’Armée italien contribuait par son attitude héroïque à barrer aux Allemands la route d’Épernay.

L’intervention franco-anglaise en Italie avait posé, une fois de plus, sans le résoudre, le problème du Commandement interallié. Foch est prêt à en assumer la charge, mais le plan qu’il propose n’est point adopté. L’heure est proche, cependant, où toutes les objections se dissiperont sous le frisson du danger.

Le 21 mars 1918, sous l’attaque puissante des Allemands, exécutée entre l’Oise et la Scarpe, sur un front de quatre-vingt kilomètres, les lignes anglaises sont enfoncées. Les réserves françaises accourent aussitôt. Le 23, d’accord avec le maréchal Haig, le général Fayolle, se substituant au Commandement anglais, prend la direction de la bataille entre l’Oise et la Somme. Dans ce secteur, où combattent péniblement les débris de la Ve Armée britannique, l’armée Humbert a déjà engagé ses divisions et, bientôt, l’armée Debeney viendra renforcer l’ossature du Commandement. Sous leurs ordres, se rangent, une à une, les nouvelles unités appelées en renfort. Du 21 au 26 mars, vingt-quatre divisions sont mises en route vers le front britannique, seize autres sont alertées et suivront le mouvement, soit quarante divisions, représentant la totalité des réserves françaises. L’histoire des coalitions offre peu d’exemples d’un concours aussi absolu et spontané. L’Armée française, insouciante du danger qu’elle court dans ses secteurs dégarnis, tend désespérément la main à son Alliée. Une telle abnégation fut cependant bien près d’être vaine.

Le 23, à 11 heures du soir, j’étais chez le maréchal Haig à Dury : je lui énumérai les divisions françaises qui étaient déjà, soit en ligne, soit en route vers la bataille ; j’insistai sur le caractère irrémédiable de toute scission entre nos armées, s’il refusait la main que je lui tendais. Je quittai le maréchal Haig sans espoir de l’avoir convaincu, décidé, néanmoins, à tout faire pour hâter le mouvement des réserves françaises. Persuadé qu’un accord interallié était 1’unique remède à une divergence d’attitude qui menaçait d’avoir de si graves conséquences, je pensais que Foch, seul pouvait avoir l’autorité suffisante pour assumer la charge d’un commandement interallié.

Trois jours plus tard, après une entrevue mémorable, il sortait de la mairie de Doullens muni des pouvoirs de coordination nécessaires ; son optimisme clairvoyant et raisonné avait vaincu toutes les hésitations, sa fermeté avait retrempé toutes les énergies, les armées de l’Entente avaient un chef.

Cependant l’épreuve commençait à peine. Le 9 avril, l’ennemi attaque en Flandre. Dunkerque, Calais sont menacés. L’Armée anglaise, cruellement éprouvée, cède pas à pas devant la violence de la poussée. Au pied du mont Kemmel, les divisions françaises l’aident à arrêter la ruée. Mais l’ennemi s’acharne sur cette armée qui, en deux batailles, a perdu plus de 200 000 soldats. Le 24 avril, tandis qu’un dernier assaut est repoussé à l’est d’Amiens, le mont Kemmel, écrasé d’obus, tombe. Le saillant d’Ypres et toute la ligne belge sont débordés, un repli semble inévitable. Foch se refuse à l’exécuter encore. Et l’ennemi, déconcerté par cette résistance qui persiste, malgré l’opiniâtreté de l’attaque, hésite devant un nouvel effort et se retourne contre l’Armée française.

Et ce sont, alors, les offensives du 27 mai au Chemin des Dames, du 9 juin sur le Matz, du 15 juillet en Champagne.

Sous l’impulsion de Foch, les Alliés, donnant à l’unité de commandement sa pleine valeur, serrent les coudes, et mettent en commun toutes leurs ressources.

Cependant, malgré l’intermittence d’une lutte, dont les intermèdes permettaient aux unités de combler en partie leurs pertes, les réserves alliées s’usent d’une façon inquiétante. Le 15 juin, I’Armée française ne dispose plus que d’une seule division fraîche ; les armées anglaises sont encore en voie de reconstitution. En face de nous, à la même date, les Allemands ont cinquante-quatre divisions disponibles.

La flagrante disproportion des forces en présence ne semblait pas émouvoir le général Foch. « Cet espèce d’homme encagé de se battre », comme l’avait si pittoresquement appelé Clemenceau, à Doullens, ne pensait toujours qu’à l’offensive. À peine l’attaque allemande expirait-elle sur les glacis d’Amiens, que, le 3 avril. il jetait. les bases d’une action destinée à reprendre à l’ennemi ses récentes conquêtes. Le 12 et le 20 mai, après stabilisation de la situation dans les Flandres, il revient sur ses projets. Mais l’offensive est encore prématurée. S’il s’y entête, c’est qu’il y voit le moyen de prévenir les entreprises de l’ennemi, de contrecarrer ses desseins, et d’ôter ainsi à la défensive l’aspect passif qui l’irrite. Il s’obstine, d’ailleurs, à ne considérer la défensive que sous la forme d’une offensive momentanément arrêtée, et se refuse à convenir qu’elle soit une manœuvre ayant ses méthodes et ses dispositions propres. « Il n’y a plus un mètre de sol de France à perdre », écrivait-il le 27 mars. « C’est la défense pied à pied du territoire qui est à réaliser. Tout recul, même limité, ferait le jeu de l’adversaire » répète-t-il encore dans une instruction du 5 mai. Il espérait ainsi faire passer dans l’âme des chefs, une résolution qu’aucun échec ne parviendrait à entamer.

En revanche, cette conception rigide, cette défensive à coups d’hommes, avaient l’inconvénient d’exposer aux attaques de l’adversaire tous les organes d’une défense, qui n’avait pas su s’échelonner en profondeur, et contribuaient à hâter l’usure de nos effectifs.

L’armée subissait, sans faiblir, toutes ces épreuves ; l’opinion, moins résistante, s’en émut parfois. L’échec du 27 mai, au Chemin des Dames, produisit une vive alarme à l’intérieur, et, comme autrefois, après la Somme, certaines voix réclamèrent des sanctions.

Un homme, dont la grande figure domine l’histoire de cette période de la guerre, osa s’interposer. Clemenceau avait bravé jadis certains préjugés pour donner à l’École de guerre un chef digne d’elle ; à la conférence de Doullens, il avait, de sa parole chaude, soutenu, devant les Alliés, la candidature de Foch au Commandement suprême. lI sut alors faire taire les émois, et couvrir de sa puissante personnalité les chefs de l’Armée. Avec une obstination toute vendéenne, il suivait la ligne de conduite qu’il s’était tracée, et dont, en montant au pouvoir, il avait donné la vigoureuse définition : « Je fais la guerre. » Sa courageuse intervention épargna aux armées alliées, et à l’armée française, une crise de commandement qui aurait pu leur être funeste.

La guerre, en effet, était entrée dans sa phase décisive. Déçu et inquiet, l’ennemi sentait s’exaspérer en lui le désir d’en finir, avant que l’afflux des forces américaines vint faire pencher irrémédiablement la balance en faveur des alliés. Mesurant ses dernières ressources, il croyait pouvoir encore, en une action d’envergure, arracher la victoire. Délaissant Amiens, Calais, objectifs désormais secondaires, c’est au cœur qu’il visait la coalition. Comme aux premiers jours de la guerre, le nom magique de Paris avait repris sur les esprits germains son invincible attrait. Et de nouvelles hordes menaçaient les voies d’invasion séculaires de l’Oise et de la Marne.

L’Ile de France est protégée par une ceinture de défenses naturelles jalonnée, au nord, par le massif forestier de Compiègne-Villers-Cotterêts, à l’est, par la Montagne de Reims et la forêt d’Épernay.

Le bastion de Villers-Colterêts-Compiègne avait subi déjà le premier assaut. Le 27 mai, rompant notre front du Chemin des Dames, les Allemands avaient atteint la Marne, mais avaient dû s’arrêter devant les lisières orientales de la forêt de Villers-Cotterêts. Le 9 juin, opérant par l’ouest du massif, ils avaient fait de vains efforts pour atteindre Compiègne et la vallée de l’Oise. Reconnaissant leur impuissance, ils se tournent maintenant vers la Montagne de Reims. De l’Argonne à Château-Thierry, sur un front de cent kilomètres, toutes les forces d’outre-Rhin se ramassent pour l’assaut suprême, que les chefs allemands, pour faire taire l’amertume de leurs hommes et exalter leurs derniers enthousiasmes, ont appelé, par un cruel euphémisme, le « Friedensturm », l’assaut de la paix. La paix serait proche, en effet, si, la Montagne de Reims conquise, Châlons dépassé, l’Armée allemande n’avait plus qu’à marcher sur Paris par les deux rives de la Marne, effaçant de son piétinement victorieux les traces de la défaite de 1914.

Tel est le plan allemand ; il est certes fortement conçu, mais, seule, une armée intacte aurait pu nourrir de pareilles ambitions. Or, les attaques répétées menées depuis le printemps ont creusé de larges vides dans les rangs allemands. Les réserves, obstinément engagées sur le même terrain se sont inutilement épuisées au fond des poches où elle se heurtaient à des forces réorganisées. L’usure se fait sentir dans le moment même où les Alliés recueillent le bénéfice de leur large effort industriel, et où l’arrivée des forces américaines vient augmenter leurs ressources. L’équilibre s’est rétabli et la riposte victorieuse va devenir possible.

À la manœuvre allemande quatre armées françaises vont s’opposer. À leur tête sont des chefs aux noms prestigieux : Mangin, Degoutte, Berthelot, Gouraud, Maistre, au-dessus desquels plane la lumineuse figure du général Fayolle.

À l’est, la 4e Armée tient le front de Champagne. À l’abri des réseaux barbelés, épars au milieu de ces zones désolées, que bientôt balaiera la tempête des projectiles, quelques groupes silencieux épient la rumeur sourde qui monte des tranchées opposées. Dès les premiers jours de juillet, la 4e Armée, affranchie de l’obligation de ne plus « céder un pouce de terrain » a secrètement retiré des premières lignes le gros de ses forces, et reporté sa véritable défense à quelques kilomètres en arrière. Ainsi, au jour de l’attaque, les vagues allemandes, dissociées par la résistance des îlots d’avant-postes, mal soutenues par une artillerie à bout de souffle, se briseront contre une ligne de feux denses, dont tous les organes auront été tenus jusque-là à l’abri des coups de l’adversaire. Pour présider à cette manœuvre, un chef, le général Gouraud, prépare depuis plusieurs semaines sa bataille, l’ennemi peut venir, la 4e Armée l’attend.

À sa gauche, les 5e, 6e et 10e Armées, enserrent le saillant allemand de Château-Thierry. La situation aventurée de l’ennemi dans cette impasse, paraît trop favorable au général Foch, qui cherche depuis longtemps à reprendre l’initiative des opérations, pour qu’il ne tente point de porter à l’ennemi un coup décisif. En une puissante action convergente, les trois armées aborderont ensemble le front allemand, le 18 juillet.

Cependant l’ennemi nous devance. Le 15, dans la nuit, le front s’embrase ; à l’aube, un torrent de soixante-quinze divisions déferle sur nos lignes. À l’est de Reims, l’assaut s’émousse sur la position de résistance de la 4e Armée. À l’ouest de Reims, les Allemands réussissent, en revanche, à franchir la Marne et progressent en direction d’Epernay. La menace est sérieuse. Les réserves à pied d’œuvre seront-elles suffisantes, et ne devra-t-on point, pour protéger la Montagne de Reims, retarder l’exécution du plan prévu ? Le général Foch s’y refuse. Le 16 et le 17, des renforts affluent, le péril s’atténue ; l’offensive ennemie, après quelques tentatives infructueuses, est contenue sur tout le front. La route de Paris est définitivement barrée, l’Armée allemande est mûre pour la défaite.

Depuis le 26 mars, Foch n’avait vécu que dans l’attente de cet instant magnifique, où l’ennemi, haletant d’un si long effort, désemparé par un échec grave, s’offrirait à nos coups.

Sous les ordres des généraux Fayolle et Maistre, commandant les deux groupes d’armées, la mise en place de notre appareil offensif s’achève.

Entre l’Aisne et l’Ourcq, à l’abri de la forêt complice, les seize divisions de l’armée Mangin, appuyées de plusieurs centaines de chars, sont massées dans l’attente des lendemains victorieux. Le vainqueur de Douaumont, habile aux préparations minutieuses et secrètes, a su, depuis un mois, en une série d’actions méthodiques, reconquérir l’ascendant sur l’ennemi, et exalter le mordant de ses troupes. Des soldats au chef, un frémissement d’espoir agite toute la 10e Armée.

Mais ce n’est pas seulement à la 10e Armée qu’ont levé les germes offensifs que Foch n’avait cessé de jeter.

Le général Degoutte qui, à droite de Mangin, tient le front jusqu’à Domans, n’a pu recevoir aucun renfort ; il n’a, sous ses ordres, que huit divisions et une centaine de chars ; aussi, la participation de son armée à l’opération est-elle restée d’abord incertaine. Quelques jours avant l’attaque, avec une audace calme et réfléchie, il annonce, modestement, suivant sa manière coutumière, qu’il pourra, avec ses seuls moyens, prolonger l’action de l’Armée Mangin.

Enfin les soldats de Berthelot et de Gouraud, qui viennent de subir le redoutable choc ont en une nuit modifié leur dispositif, et sont, à leur tour, prêts à attaquer.

À l’aube du 18 juillet, après une nuit d’orage, dont les grondements ont couvert les derniers bruits de la mise en place, les 6e et 10e Armées s’élancent à l’assaut. En même temps, la 5e Armée, reprenant l’offensive, attaque en direction de Fismes. Le saillant de Château-Thierry est pressé de toutes parts. L’ennemi, surpris, est bousculé et refoulé en quelques jours jusqu’à la Vesle. En toute hâte, il rappelle des Flandres les forces qu’il destinait à une nouvelle attaque, et renonce, provisoirement, à toute entreprise.

Ainsi, la persistante volonté de Foch, les patients efforts des chefs, l’héroïque ténacité des troupes, avaient porté leurs fruits. La victoire paraissait d’autant plus belle, qu’elle succédait à une longue série de revers : outre ses avantages matériels, les prisonniers, les canons capturés, les villages délivrés, la voie ferrée Paris-Châlons dégagée, elle comportait un résultat moral retentissant. Pour la première fois, depuis cinq mois, l’ennemi avait reculé. Aux premiers coups des Alliés, l’édifice allemand avait chancelé. Des perspectives soudaines s’ouvraient aux yeux émerveillés de la France ; cristallisée dans une longue attente, elle se prenait tout à coup à croire à la victoire et elle acclamait celui qui lui en faisait la radieuse promesse. Le 7 août, le général Foch était élevé à la dignité de maréchal de France. Une part de cette gloire rejaillissait sur le général Weygand, qui, par la pénétration de son esprit et son art d’interpréter la pensée du Maréchal, s’était montré, non seulement un chef d’état-major accompli, mais aussi le collaborateur le plus sûr et le plus dévoué.

L’opération du 18 juillet avait rendu au maréchal l’initiative. L’afflux croissant des troupes américaines, l’abondance des renforts en matériel de toute nature, lui permettaient de ne plus la laisser échapper, et la manœuvre offensive, adaptée désormais aux conditions de la lutte, allait recevoir une éclatante justification. À partir de cet instant, multipliant ses attaques, précipitant leur rythme, amplifiant sans cesse la bataille, Foch frappe à coups redoublés jusqu’à ce que l’ennemi, désorienté, éperdu, se résigne à implorer grâce.

Dans le désordre apparent de cette mêlée, où certains n’ont voulu voir que le déchaînement d’une fougue longtemps contenue, il y avait cependant un plan d’action.

Le 24 juillet, Foch précise ce plan : l’ennemi a encore en main des gages de valeur : il intercepte ou menace de près les deux principales rocades ferrées du front français ; du Kemmel, clef de la Flandre maritime, il est à portée des bases anglaises, dont la sécurité reste précaire. Le redressement de cette situation est le premier but de Foch : après la suppression de la poche de Château-Thierry, il cherchera à dégager Amiens, à réduire le saillant de Saint-Mihiel et à libérer la Flandre. Mais ce n’est là qu’une préface. Ayant écarté les périls les plus aigus et restauré ses moyens d’action, il compte livrer une grande bataille. Enfin, jetant ses regards jusqu’aux opérations décisives, il demande aux Alliés de lui indiquer les moyens qu’ils pourront mettre en ligne au début de 1919. Ainsi Foch aborde l’offensive avec un plan net et complet ; son esprit synthétique ne se contente pas des prévisions immédiates ; d’un geste audacieux, il embrasse dans son ensemble tout le problème de la guerre. À la forte logique qui inspire ce plan, à l’intelligence souple qui va présider à son exécution, Foch ajoutera l’impulsion de son exceptionnelle volonté.

     Le 8 août, tandis que l’armée Rawlinson donne l’assaut à l’est d’Amiens, le général Debeney, par une opération où se révèle une incomparable maîtrise, pénètre profondément dans les positions ennemies et déborde Montdidier par le nord. Le 10, profitant des résultats acquis, l’armée Humbert entre en action, achève l’encerclement de la ville et étend la bataille jusqu’à l’Oise. En quatre jours, Montdidier est reconquis, Roye et Chaulnes sont menacés, la voie ferrée Paris-Amiens est dégagée. Le 17 août, l’armée Mangin s’engage sur les plateaux entre Soissons et Noyon, et vient border l’Ailette. Devançant les désirs de Foch, le maréchal Haig lance le 21 août les généraux Horne et Byng vers Cambrai et Péronne.

Et tandis que les armées marchent vers les positions fortifiées aux noms légendaires, qu’elles entament dans les premiers jours de septembre, tandis que les forces américaines entrent pour la première fois en masse dans la lutte, et que l’ennemi évacue ses précédentes conquêtes, le maréchal Foch remué de plus ambitieuses pensées.

À l’ampleur des succès qui ont rempli le mois d’août, il a pu mesurer le déclin des armées allemandes. Les renseignements, que lui adressent les Quartiers généraux français et anglais illustrent sa désorganisation et son usure. À la fin d’août, quarante-quatre divisions seulement sont disponibles derrière le front allemand, alors que les réserves alliées comptent soixante-quinze divisions.

L’état matériel et moral des Armées alliées n’est pas moins réconfortant.

L’Armée américaine apporte à la coalition l’appoint du nombre et l’exemple d’un noble désintéressement. Aucune autre nation n’est, en effet, entrée dans la guerre plus librement et plus généreusement. Nulle autre, en revanche, n’y est entrée avec une aussi complète inexpérience. Mais, d’esprit pratique, réalisateur, regardant parfois d’un œil apitoyé nos chétives entreprises européennes, le citoyen des États-Unis s’est d’emblée adapté à la guerre. Ses allures un peu brusques et familières heurtent parfois nos habitudes formalistes ; mais son concours est précieux, et Foch, s’accommodant de ses défauts, sait remarquablement tirer parti de ses qualités. En un grandiose effort, le général Pershing va jeter d’un seul coup dans la lutte, six cent mille hommes, avides de venger les morts du Lusitania.

À ces signes, Foch reconnaît la possibilité de terminer la guerre dès 1918, et décide de pousser jusqu’à la défaite de l’ennemi, cette offensive générale qu’il envisageait dans son mémoire du 24 juillet.

Sous le puissant assaut des Armées alliées, engagées des Flandres à la Meuse, le front allemand est enfoncé. L’Allemagne en détresse lance vers les États-Unis un appel de paix. Et cependant son armée réagit, et s’accroche opiniâtrement aux solides positions qu’elle a, depuis longtemps, organisées. Foch, rajustant son plan, combinant les batailles pour faire tomber, par larges pans, le front adverse, entretenant l’action, talonnant ses lieutenants, réussit à vaincre toutes les résistances. Tandis que la Bulgarie et la Turquie s’écroulent sous les coups de l’Armée d’Orient, et que la victoire de Vittorio Veneto ouvre à l’Italie les routes de Vienne, l’Armée allemande est chassée de ses derniers retranchements.

La vaste bataille, entamée le 18 juillet sur les bords de la Marne, approche de son dénouement. Le 12 octobre, les Allemands ont consommé la presque totalité de leurs réserves : le moment semble venu de lancer l’attaque décisive.

En prévision de cet événement des instructions ont été données pour l’équipement du front de Lorraine. Le général de Castelnau n’attend que l’arrivée des divisions françaises pour les porter sur le Rhin, où elles devanceront les gros des armées allemandes, attardées en Belgique. L’instrument de guerre et d’oppression, qui a fait frémir le monde, est près d’être jeté bas ; un gigantesque Sedan l’attend. La Nation, elle-même, est incapable de secourir son armée et de lui inspirer une résolution désespérée. La source des énergies belliqueuses est tarie : sous la menace de l’invasion, le peuple allemand s’effondre dans l’anarchie.

Cependant, l’admirable manœuvre ne s’accomplira pas. Le grand Soldat, qui avait fait de l’attaque décisive l’aboutissement de sa doctrine et la clef de voûte de son enseignement, devra reposer son épée, avant d’avoir détruit son adversaire. L’armistice qu’il signe le 11 novembre, en territoire français, épargne à l’orgueilleuse armée allemande un humiliant désastre et lui permet de repasser le Rhin sans être inquiétée.

Pourtant, la victoire, quoique inachevée, était éclatante. Elle couvrait le maréchal Foch d’une gloire impérissable, plus pure que celle des grands Conquérants, parce qu’il l’avait acquise au service du Droit, plus retentissante et plus rare, parce qu’il avait sauvé, non seulement son Pays mais le Monde civilisé.

À cette victoire, la France entière participait, car à ce long effort, chacun avait apporté sa contribution. Le triomphe venait récompenser non seulement la valeur des chefs, mais aussi l’héroïsme des soldats le labeur des usines et les vertus patriotiques de tout un peuple.

Une fois de plus, à une heure grave de son histoire, la France a vu surgir des profondeurs de la race, pour réunir, diriger et exalter ses forces combatives, une haute Intelligence et un grand Caractère. Car, en définitive, la force de la Pensée et celle de la Volonté, sont les traits essentiels de la physionomie de Foch.

Dans les situations à demi désespérées, arc-bouté sur sa conviction, se refusant à tout abandon, contraignant ses subordonnés à la même attitude, au besoin presque malgré eux, il leur communiquait la flamme qui l’animait. Dans l’ultime bataille, après avoir repris l’initiative par un sursaut de volonté, il a renouvelé chaque jour ses actes d’énergie : à mesure que l’accumulation des succès rassasiait les esprits, que la fatigue des troupes, la fonte des effectifs venaient détendre les ressorts des âmes, sa volonté exaspérait dans l’attente de la victoire qu’elle avait préparée. « La guerre est un drame effrayant et passionné ». Foch l’a faite avec passion, et c’est ainsi qu’il a vaincu.

S’il a pu conduire ses opérations avec une pareille maîtrise, c’est qu’une pensée exceptionnellement ferme lui en avait montré clairement le but. Cette pensée, il l’avait nourrie aux sèves de l’Histoire. Travailleur acharné, il avait fouillé le passé pour y trouver, non des exemples à copier, mais des leçons à méditer, et sur ces leçons il avait profondément réfléchi. Selon son expression, « il avait appris à penser ». Délaissant volontiers la tactique, qui, pour lui, était surtout affaire d’exécution, il s’était orienté tout naturellement, par un goût instinctif de la synthèse, vers cette partie de l’art militaire, à la fois mystérieuse et simple, puisqu’elle ne fait intervenir que le bon sens, je veux dire la stratégie. Et c’est ainsi qu’à travers le réseau infiniment complexe des problèmes d’une guerre immense et nouvelle, il avait découvert les chemins qui mènent à la victoire.

Confiant dans la justesse de ses vues, Foch manifestait en toute occasion une assurance absolue. Un jour d’avril 1918, à Abbeville, interrogé par le chef d’état-major de l’Armée anglaise sur la conduite qu’il tiendrait si les Allemands menaçaient de nouveau les ports français de la Manche, il refusa d’envisager cette éventualité. En vain lui objecta-t-on que le Commandement doit tout prévoir, même le pire, que cela n’affaiblirait en rien sa détermination de résistance Pour lui, la question ne se posait pas. « De parti-pris, disait-il, je regarde toujours du côté du salut et non de 1’échec, j’élimine l’hypothèse de l’insuccès ». Cet optimisme qui, de propos délibéré procédait par affirmations en éludant la discussion, produisait une forte impression. Ses interlocuteurs civils, en particulier, subissaient l’influence de sa foi inébranlable.

Foch avait une aptitude innée au commandement. Dans les circonstances ordinaires de la vie, il était simple et cordial ; ses manières étaient empreintes d’une bonhomie qui justifiait l’épithète de « bon bourgeois », que lui adressa un jour un passant à la fois naïf et avisé. Mais, dans l’action, il se transfigurait : l’énergie et l’autorité rayonnaient de sa personne. En paroles hachées, en phrases incomplètes, terminées par des gestes brusques et expressifs, les idées jaillissaient tumultueusement, idées souvent obscures pour ceux qui ne connaissaient pas les voies de son esprit. On le prenait pour un impulsif, mais sous cet aspect quelquefois effervescent, les conceptions étaient réfléchies, l’argumentation logique ; il les appuyait d’une parole impérieuse qui violentait l’esprit de ses auditeurs ; mais sa conviction évidente, ses brusqueries même, lui conquéraient des sympathies. D’ailleurs, il savait au besoin employer d’autres méthodes ; tandis qu’il ne ménageait pas ses boutades aux Français ou aux officiers de son entourage, il usait, vis-à-vis des chefs alliés, d’infiniment de diplomatie.

Volonté, confiance en soi, énergie indomptable, telles sont les qualités maîtresses de celui dont j’ai essayé de faire revivre, à grands traits, la figure.

Cette figure appartient désormais à l’histoire. Déjà, les acclamations qui montaient vers Foch, le 14 juillet 1919, la douleur muette de Paris, au jour de ses funérailles, ont prouvé la pieuse reconnaissance de tout un peuple. Aux yeux de la France, Foch a été le grand vainqueur de la guerre. La Postérité lui gardera cette auréole.