Discours de réception de l'abbé Huet

Le 13 août 1674

Pierre-Daniel HUET

DISCOURS prononcé le 13. jour d’Août 1674 par Mr. l’Abbé HUET, à preſent Evêque d’Avranches, lorſqu’il fut reçû à la place de Mr. de Gomberville.

 

 

MESSIEURS,

Si je ne faiſois réflexion que ſur moy-même, j’aurois ſujet de douter que je puſſe répondre à l’honneur que vous me faites aujourd’huy de me recevoir dans vôtre illuſtre Académie ; & j’apprehenderois même de me faire voir dés l’abord indigne de vôtre choix, en m’acquitant mal du remerciment public que je vous en dois faire, & qui eſt comme une premiere épreuve du merite de ceux que vous aſſociez. Ce ſeroit inutilement que je chercherois en moy de quoy ſoûtenir la dignité du rang que vous me donnez parmi vous, Vous, dis-je, MESSIEURS, celebres par tant de marques d’eſprit, de ſuffiſance, & de politeſſe. La reputation même de cet excellent homme dont je tiens la place ; ſes beaux ouvrages également élegans & ingénieux, me font ſentir ma foibleſſe, & appercevoir mes défauts. Mais ſur tout ce nom auguſte qui releve ſi haut l’honneur de cette Aſſemblée, cette protection Royale qui la fait fleurir avec tant d’éclat, me rend timide comme elle vous rend jaloux de vôtre gloire, & vous engage à ne ſouffrir perſonne entre vous, qui ne puiſſe juſtifier vôtre choix par ſa vertu, & ſe rendre digne de prendre part aux faveurs que le Roy répand ſur vous. Tout cela, MESSIEURS, me ſeroit entrer dans une juſte défiance, ſi je ne jettois les yeux que ſur moy : car n’y trouvant pour toute recommandation que quelque uſage des lettres anciennes ; belles à la vérité, & dignes de l’application des plus nobles eſprits ; mais peu eſtimées en ce ſiecle, preſque bannies du commerce du monde poli, & réleguées dans la pouſſiere & l’obſcurité de quelques cabinets ; je me retirerois dans cette obſcurité même, pour y jouir ſans éclat des douceurs d’une oiſiveté agreablement occupée, & y chercher des plaiſirs que vous connoiſſez, MESSIEURS, & que le vulgaire ignore.

Mais, MESSIEURS, cela même qui pourroit m’abattre le courage me le releve, & dans ces conſiderations qui pourroient faire ma crainte, je trouve de juſtes raiſons pour la bannir, & recevoir avec confiance la grace que vous m’avez faite.

Comment pourrois-je penſer à l’eſtime que cette fameuſe Académie s’eſt acquiſe, & parmi nôtre nation & parmi les nations étrangeres, ſans déſirer d’y prendre part ? Seroit-ce entendre mes interêts, que de ne pas goûter, comme je dois, le bonheur que je tiens de vous, MESSIEURS, d’être appellé au partage de cette riche ſucceſſion de gloire, que nous ont laiſſée tant d’hommes rares, choiſis & réunis contre la barbarie par le grand Cardinal de Richelieu, & oppoſez aux entrepriſes, & aux progrés de l’ignorance ? Vous-mêmes, MESSIEURS, vous me communiquez une partie de vôtre éclat, en me communiquant le titre glorieux de vôtre Confrere. J’entre avec vous dans un heureux commerce de réputation & d’honneur, où je contribuë ſi peu du mien, & où vous me faites une ſi ample & ſi avantageuſe part du vôtre. Je deviens aujourd’huy comme vous l’auteur de tant d’excellentes productions d’eſprit dans tous les genres d’écrire, qui ſont parties de vos mains. J’ay droit maintenant à cette louange qui vous eſt ſi legitimement dûë, de vous être aſſujetti l’Uſage, cet injuſte tyran des Langues, d’avoir purgé la nôtre de la groſſiereté & de la rudeſſe des ſiecles paſſez, de luy avoir donné l’abondance & l’élegance de la Latine & de la Grecque, dont la politeſſe ſi vantée a été l’effet ſeulement d’un uſage arbitraire ; & de l’avoir autant relevé par deſſus ces anciennes, que les reflexions des perſonnes intelligentes & éclairées ſont au deſſus des caprices du hazard. Enfin, MESSIEURS, cette couronne de laurier qui couvre vôtre teſte, commence d’étendre ſes branches ſur la mienne ; & cette immortalité à laquelle vous aſpirez & que vous meritez, fait aujourd’huy ma prétention & mes deſirs comme les vôtres.

Il eſt temps, MESSIEURS, que je me dépouille de cette timidité ſcrupuleuſe, qui m’a ſi long-temps fait apprehender de m’expoſer au grand jour de cette illuſtre Compagnie. Vôtre choix fait ma hardieſſe : je me déſierois de vôtre diſcernement, ſi je me défiois de mes forces ; & j’oſe eſperer, après l’honneur de vos ſuffrages, de n’être point un indigne ſucceſſeur de cet homme illustre qui m’a précedé. Son merite ſi univerſellement reconnu m’inſpire une ambition que je ne connoiſſois point. Je ſens naître en moy une violente émulation de le ſuivre & de l’atteindre, & j’ay lieu enfin de me promettre qu’avec le recours des lumieres que je puiſeray parmi vous, je retourneray plus propre à éclairer l’eſprit de ce jeune Prince, à l’inſtruction duquel j’ay l’honneur de contribuer : quoy qu’à dire le vray, nous voyons tous les jours ſortir de luy des éclats & des rayons d’un naturel ſi heureux, que nous ne pouvons douter qu’il n’éclaire luy-même les temps à venir par ſes propres lumieres.

Ces motifs, MESSIEURS, ſont puiſſans à la verité pour vaincre ma retenuë, mais quelque choſe de plus fort encore me pouſſe & m’anime. Quelque idée que la magnificence ce ſuperbe Palais me donne de la Majeſté du Prince qui vous y reçoit, il m’en donne une plus encore de ſa vertu, lorſque je vous y vois aſſemblez. Les Muſes, dont vous soûtenez la gloire, aprés la perte de ce celebre Chancelier, qui les avoit, pour ainsi dire, adoptées, étoient errantes & déſolées. Le Roy leur tend les bras, il les reçoit dans ſon rein, il ſe les rend familieres & domeſtiques, & leur imprime un caractere de grandeur qui doit nous élever l’eſprit & le courage, & nous faire faire de nouveaux efforts pour ne rien concevoir de bas, rien de mediocre, rien qui ne ſoit digne de l’auguſte protection qui fait le principal ornement de cette Académie, comme le merite du grand Roy qui nous la donne, doit faire le principal ſujet de nos veilles.

A quoy me ſuis-je occupé juſqu’ici ? pourquoy me ſuis-je arrêté ſi long-temps à admirer dans l’antiquité des exemples de vertus que je croyois ſans égales ? Nôtre âge les a toutes ramaſſées, plus grandes & plus pures, dans la perſonne du Monarque, à qui le Ciel nous a ſoûmis pour nôtre bonheur. Je puis trouver en luy la valeur du plus vaillant des Grecs, ſans y trouver ſes emportemens & ſes autres défauts. J’y puis trouver le même deſir de gloire que dans le plus grand des Romains, mais des moiens plus équitables pour l’acquérir. J’y vois la rapidité des conquêtes de l’un & de l’autre, mais beaucoup plus de modération pour les laiſſer borner par la juſtice. De quoy ſe pourra vanter l’heureux ſiecle d’Auguſte, que nôtre Auguſte ne nous faſſe aujourd’huy revoir avec avantage, un grand État mieux reformé dans toutes ſes parties, l’ordre plus ſolidement rétabli, la licence plus fortement réprimée, le merite plus liberalement reconnu, nos frontieres plus glorieuſement reculées, nos ennemis plus promptement domptez, nos voiſins dans un plus grand reſpect, ou dans une plus grande crainte, l’abondance plus univerſellement répanduë, les diſettes moins fréquentes, par tout une plus parfaite correſpondance du Chef & des Membres ? N’a-t-il pas même ſçû nous choiſir, & nous donner un Mecêne, autant ou plus appliqué que cet ancien à accroître la gloire & la puiſſance de ſon Maître ; qui travaille avec un pareil ou plus grand ſuccés à l’ornement de cet État, par le rétabliſſement des Lettres ; à l’utilité publique en faiſant refleurir les beaux Arts & le commerce ; & qui comme luy ſe montre ſenſible aux plaiſirs de l’eſprit, & vient ſe délaſſer de ſes pénibles & glorieux emplois dans les exercices Académiques ?

Toutes ces grandes & merveilleuſes qualitez, qui, partagées autrefois, ont fait pluſieurs Heros, & qui réunies aujourd’huy, ne ſont que celuy à qui nous avons l’honneur d’obéïr ; ces qualitez, dis-je, fourniront déſormais un plus noble objet à mon admiration & à mes études, & un plus juſte ſujet à mes louanges, que tous ceux qui m’ont occupé dans l’hiſtoire ancienne. Tant d’éloquens Panégyriques, tant d’éloges ingénieux, dont elles vous ont donné la matiere, MESSIEURS, ne me font point appréhender des redites ennuieuſes. Le ſujet eſt trop vaſte pour être épuiſé. Nous nous abuſons, ſi nous croyons l’égaler par le ſecours que nous empruntons de l’art. Quelque induſtrieux que ſoient nos ſoins, nôtre Prince eſt trop grand pour être montré tout entier à la poſterité. L’idée que luy en donneront par leurs rapports defectueux toutes les voix de la renommée, & toutes les plumes mêmes de l’Académie, ſera toûjours imparfaite, & au deſſous de la vérité ; mais je ſeray cependant ſuppléer la diligence à la foibleſſe, & ſi je ne puis ſignaler ma force, ou mon adreſſe dans une ſi belle entrepriſe, j’y ſignaleray au moins ma volonté.