Discours de réception de Jules Claretie

Le 21 février 1889

Jules CLARETIE

M. Jules Claretie, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Cuvillier-Fleury, y est venu prendre séance le 21 février 1889, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Vous remercier, vous remercier avec la plus profonde reconnaissance, tel est mon premier devoir. Devoir bien doux à remplir si je ne savais combien il est difficile de rendre mon remerciement digne et de vous qui m’écoutez et du maître écrivain qui fut mon prédécesseur. Je n’ai jamais plus redouté la lourde tâche imposée par la bienveillance dont vous m’avez honoré que, lorsqu’en m’aidant à pénétrer dans l’intimité de votre regretté confrère, celle qui porte si noblement son nom a ouvert pour moi, pour vous, Messieurs, le trésor de ses souvenirs. Il y a — et c’est la gloire et la force de l’Académie française — un héritage d’honneur que se transmettent l’un à l’autre les membres de la Compagnie. Chaque existence est comme une page de votre histoire, et la mémoire de chacun de vos morts est chère et sacrée à l’Académie tout entière. Par la distinction de son talent, par la chaleur de ses convictions, par l’élévation de son caractère, M. Cuvillier-Fleury était de ceux qui ont accru cet héritage.

Dans le parloir du lycée Louis-le-Grand, au-dessus de la porte d’entrée, on aperçoit le portrait d’un jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans, brun, la tête déjà sérieuse enfoncée dans une haute cravate blanche. Ce portrait, le premier de la glorieuse série des lauréats du lycée, est celui de M. Cuvillier-Fleury. À quelques jours de distance, j’avais pu voir, dans les galeries de Versailles, le portrait du père après celui du fils. Dans le tableau de Guillon-Lethière représentant la signature des préliminaires de la paix à Léoben, le personnage qui tient la plume sous le geste impératif de Bonaparte, est, en effet, le père de M. Cuvillier-Fleury, alors aide de camp de Clarke, depuis duc de Feltre.

Lors de la naissance de M. Auguste-Alfred Cuvillier-Fleury, le 18 mars 1802, Louis Cuvillier-Fleury était chef du cabinet topographique du premier consul. Ce fut là que Louis Bonaparte le connut, l’apprécia, le choisit comme secrétaire intime et l’emmena en Hollande où il allait bientôt le nommer membre de son Conseil d’État. Peu d’années après, en 1810, l’ancien aide de camp de Clarke mourait, jeune encore ; et le duc de Feltre obtenait pour le fils de son officier d’ordonnance une bourse au lycée Impérial, comme on appelait alors le lycée Louis-le-Grand.

M. Cuvillier-Fleury se rappelait, avec une émotion toujours nouvelle et une fierté toujours rajeunie, ses premières années de collège, où il remportait, aux concours de fin d’année, les succès les plus décisifs et les plus flatteurs. Il conservait dans un vieux portefeuille tous les bulletins des places obtenues par lui de 1810 à 1819, et il pouvait rappeler avec un certain orgueil qu’il n’avait jamais été que le premier ou le second de sa classe.

Ils étaient là, d’ailleurs, tout un groupe d’adolescents avides de continuer la tradition de ce vieux lycée de la rue Saint-Jacques où Molière avait laissé son nom, où Voltaire avait étudié, où Gresset, régent de cinquième, avait rimé quelques-uns de ses vers. En 1810, le souvenir était encore vivant de ces anciens qui avaient passé dans la grande cour aux murailles hautes : Robespierre, Saint-Just, Camille Desmoulins, dont les ombres redoutables avaient peut-être alors hanté M. Cuvillier-Fleury destiné à les évoquer, plus tard, dans ses Portraits révolutionnaires.

L’homme, dirait-on, a sa statuette dans l’enfant. Dès ces années d’étude M. Cuvillier-Fleury montrait — je trouve ces mots dans une note de son proviseur M. Malleval — « un caractère vif mais franc, et plein de raison » qu’il gardera jusqu’à la fin de son existence. Vif mais franc ! M. Cuvillier-Fleury conservait encore, parmi ses papiers, et comme un titre de gloire, une lettre adressée à Mme Cuvillier-Fleury mère, à la suite d’une rébellion demeurée presque historique. Ils se révoltaient, les écoliers, parce qu’on supprimait le tambour et qu’on le remplaçait par la cloche. Cause futile, en apparence ; mais pour eux le tambour était le symbole de l’éducation laïque et un peu militaire ; c’était, à leurs yeux, l’éducation publique rendue au clergé ; — c’était les jésuites enseignant comme au temps de l’abbé Bérardier et de Camille Desmoulins.

Cuvillier-Fleury avait pris le parti, non de la cloche, mais de ses professeurs, et le censeur, après la bataille, qui fut sérieuse, écrivait à Mme Fleury : « Madame, applaudissez-vous d’avoir un enfant qui a autant de générosité, de grandeur, d’élévation que de talent. Nous venons d’avoir une émeute terrible. Fleury s’est comporté d’une manière au-dessus de tout éloge. Je lui dois la conservation de mon mobilier et peut-être de la vie. »

Ainsi, dès le collège, M. Cuvillier-Fleury n’était pas seulement laborieux, instruit et attentif ; il était déjà conservateur. Il conservait, en tenant tête à l’émeute, les meubles du censeur des études. Mais, quoiqu’il eût combattu pour le pouvoir, il joignait à ce respect de l’autorité une passion profonde, ardente même pour la liberté. Il allait bientôt, avec le même zèle qu’il apportait à défendre le mobilier du censeur, attaquer la censure et les ordonnances de Charles X. Et cet amour de la liberté remontait précisément à ces années d’enfance où ces jeunes gens, bâtissant leurs châteaux en avenir étaient brusquement réveillés de leurs rêves non plus par le tambour ou la cloche du lycée, mais par le canon étranger grondant aux barrières de Paris. Le grand silence qui tombait sur ces jeunes fronts pendant les inquiètes journées de l’Empire leur avait, dès l’enfance, donné la passion de la liberté ; le bruit des crosses de fusil des alliés occupant Paris pour la première fois, que dis-je ! prenant les bancs de leur collège pour lits de camp, dans la nuit du 6 au 7 juillet 1815, leur donna la religion du patriotisme. Ce n’était plus le patriotisme triomphant de la génération qui les avait pré- cédés. Ils allaient non plus rêver pour leur pays la gloire, mais l’indépendance. Le sentiment nouveau qui les pénétrait devait être à jamais ce vigilant, sérieux et sévère patriotisme qui fait qu’on aime sa patrie d’une passion plus avertie et qu’on veille sur son repos comme un fils au chevet d’une mère blessée.

Entre tous ces souvenirs, M. Cuvillier-Fleury en avait un qui resta la fierté de sa vie : celui du jour où, lauréat du concours entre tous les collèges de Paris, il remportait, en 1819, avec un discours latin contre la dictature de Camille, Manlii Capitolini ad Senatum oratio, le prix d’honneur qui lui valait une médaille d’or et un Cicéron en vingt-deux volumes, le premier ouvrage, le plus précieux, l’orgueil de sa bibliothèque. Et ce triomphe, M. Cuvillier-Fleury l’obtenait sur des camarades de classe dont plus d’un annonçait de glorieuses destinées : Émile Littré, Sylvestre de Sacy, Léon Halévy et ce jeune George Farcy qui promettait un philosophe éminent à la France et que M. Littré devait ramasser, onze ans après, sous les balles des gardes suisses.

Mais on sait, hélas ! que les prix d’honneur ne donnent pas de quoi vivre, et que les Cicéron en vingt-deux volumes n’assurent ni l’avenir ni même le lendemain. M. Cuvillier-Fleury se trouvait bientôt, à dix-sept ans, sans ressource aucune, avec sa couronne universitaire et sa médaille d’or, lorsque l’ex-roi de Hollande, Louis-Bonaparte, se souvenant des services du père, appela en Italie, pour remplir auprès de lui les fonctions de secrétaire, le jeune lauréat, qui se rendit bien vite auprès du prince exilé.

M. Cuvillier-Fleury était tout heureux de ce voyage au pays de Virgile : Italiam ! Italiam ! Mais ce qui dans l’aventure plaisait surtout à sa tendresse filiale, c’est qu’il allait recevoir désormais une rémunération pour son travail. Sans aucune fortune depuis son veuvage, Mme Fleury mère allait savoir maintenant, non plus par les attestations d’un professeur, mais par elle-même, ce que valait le cœur de son fils. Sur tous les comptes que tenait M. Cuvillier-Fleury des gains que lui assurait son labeur, depuis cette année 1820, le premier article inscrit, l’article sacré, pieusement tracé avant tous les autres, est celui-ci : « Remis à ma mère », et cela jusqu’à la mort de la chère et vaillante femme en 1846, sans interruption aucune, le chiffre grossissant à mesure que s’améliorait la position de l’ancien élève du lycée Impérial.

Mais ce qui est tout à fait singulier, inattendu, c’est que le départ du jeune secrétaire pour l’Italie inquiétait le gouvernement de la Restauration. La police du roi Louis XVIII y découvrait comme un projet de complot. Les faits et gestes de ce fils d’un soldat de l’Empire étaient surveillés, notifiés à Paris et tout naturellement calomniés. M. Cuvillier-Fleury avait-il donc alors fourni les preuves de ce libéralisme militant auquel il devait rester obstinément fidèle ? Oui, il s’était déjà occupé de politique. Ses camarades de la conférence Montesquieu, où se rassemblaient quelques étudiants qui devaient être, un jour, des maîtres en l’art de conduire les hommes, les Chegaray, les Tanneguy Du Châtel, les Saint-Marc Girardin, s’en occupaient tous.

« La politique, dit M. Cuvillier-Fleury, était notre passion. » La politique est la passion de la jeunesse dans les temps où la politique est le fruit défendu. Elle est la déception et le dégoût des générations nouvelles dans les temps où elle ressemble à un fruit gâté. Ces jeunes gens parlaient donc politique et, ne songeant pas encore à devenir journalistes, ils se prédisaient à eux-mêmes qu’ils seraient diplomates, hommes d’État, ministres. Prédiction ambitieuse en ce temps-là. On ne savait pas alors qu’il est très facile de devenir ministre, moins facile d’être un bon ministre, moins facile encore de rester ministre. Et pourtant ces jeunes gens faisaient déjà l’apprentissage de la vie parlementaire dans ces conférences où, comme le dit spirituellement M. Fleury, ils s’exerçaient à n’être jamais d’accord.

Jamais d’accord ! La boutade est plaisante, mais elle n’est pas exacte. Il y avait un point sur lequel ils se trouvaient parfaitement d’accord. Ils étaient, je l’ai dit tout à l’heure, ils étaient tous résolus à rendre à la France, par la liberté, le prestige qu’elle avait perdu par les armes. Ils rêvaient une patrie affranchie et se ralliaient, comme autour d’un drapeau, à un mot qui faisait battre leurs jeunes cœurs. Ils étaient amoureux — devinez de quoi ? — de la Charte. Défendre la Charte, combattre et mourir pour la Charte, c’était la préoccupation, et je dirai la poésie de leur jeunesse. Il y a ainsi, à des intervalles divers, de ces mots qui font naître des dévouements d’autant plus chaleureux que le sens de ces mots est plus mystérieux : c’est le charme des beautés voilées.

M. Cuvillier-Fleury poussa si loin son amour pour la Charte, que, résolu à la protéger l’arme au poing, il s’affilia, en compagnie de M. de Montalivet, à une société de carbonari parisiens. Je ne m’imagine pas très bien M. Cuvillier-Fleury, que nous avons vu gardant jusqu’à la fin de sa vie une sorte de gravité préceptorale, se faisant initier à une vente et prenant sa part des travaux du carbonarisme. Mais bien des gens, à vingt ans, furent carbonari qui pouvaient presque, à soixante, douter d’un tel souvenir. Un autre personnage considérable, le maître et l’initiateur du roman contemporain, Balzac, ne fut-il pas, à son heure, attiré par le carbonarisme ? Mais Balzac n’entrait là que pour y recueillir des documents sur les passions humaines, et je dois dire qu’après s’être ainsi présenté aux suffrages de la Charbonnerie, le romancier, ayant bien vite appris ou deviné ce qu’il y voulait étudier, conseilla, dès le premier soir et radicalement, la dissolution de la société. On le laissa partir, comme trop sceptique. M. Cuvillier-Fleury, à l’en croire lui-même, avait eu plus de foi, et j’imagine aussi, plus d’inquiétudes. « Quelles angoisses ! dit-il en rappelant ce souvenir de jeunesse. Avoir — c’est lui qui parle — dans sa cellule d’étudiant en droit, un fusil de munition, avec ses cartouches, et voir sans cesse à l’horizon le sabre du gendarme et la toque galonnée du procureur général ! » Un carbonaro qui conserve cette salutaire terreur n’est pas un adversaire bien redoutable pour un gouvernement. Ajoutons, pour être exact, que M. Cuvillier-Fleury n’avait pas vingt ans et qu’il s’était laissé affilier à la société secrète par un de ses amis, plus âgé que lui, et depuis — la conclusion ne va pas beaucoup vous étonner — depuis sénateur du second Empire.

Il ne faut pas reprocher, du reste, à M. Cuvillier-Fleury cette juvénile ardeur. Toutes les générations d’hommes ont leurs fièvres de jeunesse. J’en connais de plus décevantes. La maladie actuelle s’appelle le pessimisme et, moins chevaleresque, mènera peut- être, elle aussi, un jour, au Sénat plus d’un jeune dégoûté se déclarant, à l’heure qu’il est, las de vivre.

À soixante-dix-huit ans, notre regretté confrère pouvait sourire de son carbonarisme passager, de cette association composée d’un « état-major de gros bonnets anonymes sans autre armée que des bandes d’étudiants exaltés, et d’où le vrai peuple était absent ». — « Quelle délivrance quand j’en pus sortir ! » s’écrie-t-il. Mais il pouvait aussi se rendre cette justice qu’il était, depuis lors, demeuré fidèle à ce songe de sa vingtième année, et, s’il est vrai que l’idéal de l’existence soit, selon le mot de Gœthe, le rêve de la jeunesse réalisé dans l’âge mûr, il est vrai aussi que le modèle d’une vie humaine, c’est, à travers les années, la fidélité du vieillard aux espérances de ses vingt ans. Eh bien, M. Cuvillier-Fleury était demeuré, dans les derniers temps de sa vie, le libéral convaincu de la Restauration, et, en changeant son arme de combat, en déposant ou en rendant le fusil pour prendre la plume, il était resté fidèle à cet idéal qui se résumait pour lui dans un mot, la Charte, comme un premier amour dans un nom.

Pendant qu’on dénonçait le familier du souverain détrôné à l’attention du préfet de police, que faisait en Italie M. Cuvillier-Fleury ? Il voyageait un peu partout, allant de Rome à Florence et de Florence à Naples, et se liant d’amitié avec le fils aîné du roi Louis, ce frère du futur empereur Napoléon III ; mais durant ces voyages, le roi Louis, ayant la manie de composer des vers, prenait l’habitude de réveiller, la nuit, son jeune secrétaire pour lui dicter impitoyablement les alexandrins nouvellement éclos.

Peut-être, Louis Bonaparte cherchait-il à flatter le jeune lauréat en traduisant quelque ode d’Horace, l’ode à Pyrrha, l’ode ad Navem, et M. Cuvillier-Fleury eût volontiers discuté avec le roi sur la fidélité de la traduction, mais à la condition de n’être pas réveillé, à deux heures du matin, pour se voir condamné à l’entendre. Il maigrissait ; et ses veilles, qui préoccupaient si fort la police parisienne, étaient simplement, j’allais dire prosaïquement, occupées à jeter sur le papier les rimes toutes fraîches de l’ancien roi de Hollande.

Quand je dis les rimes, je me trompe. Le roi Louis faisait des vers qui ne rimaient pas ; je me hâte d’ajouter qu’il les faisait ainsi volontairement. Afin d’être un poète original, au moins à un certain point de vue, il proscrivait non seulement la rime riche, mais la rime, toute espèce de rime. Il l’accusait de pédantisme :

La rime est un pédant armé de la férule,
Qui vient à chaque instant marteler notre oreille,
Et troubler l’harmonie, en voulant la forcer.

Et c’est en « vers rythmiques » comme il disait, ou, pour parler vulgairement, en vers blancs, que cet ennemi des bouts rimés écrivait l’Hymen, poème en quatre chants, et la suite du Lutrin, poème en cinq chants, publiés depuis sous un pseudonyme : Poésies du comte de Saint- Leu.

M. Cuvillier-Fleury, lassé de tant de poésie, réclama enfin sa liberté, reprit le chemin de la France et, à peine de retour à Paris, accepta de M. Delanneau la direction des études au collège Sainte-Barbe. Il fut, dans ces nouvelles fonctions, ce qu’il avait été, ce qu’il devait être toujours, consciencieux dans les devoirs à remplir, respectueux de la tradition, et comme amoureux de l’antiquité. Chargé, par exemple, de prononcer le discours d’usage à la distribution des prix du mois d’août 1823, le jeune professeur y faisait entendre une harangue où, chose curieuse, on retrouve tout entier le polémiste qui, cinquante-huit ans plus tard, au Journal des Débats, fera campagne, au nom de la tradition, contre certaines réformes universitaires proposées par un des ministres les plus autorisés, les plus libéraux et les plus hautement dévoués que l’Université ait eus pour grand maître .

Quelques années après son voyage à Rome, en 1827, M. Cuvillier-Fleury avait vingt-cinq ans ; le duc d’Aumale en avait cinq. Le jeune prince se trouvait alors sans précepteur. Il ne s’en plaignait pas. On avait d’abord confié son éducation à un homme d’une haute valeur, M. Damiron, qui, durant les leçons, parlait au jeune duc, comme s’il se fût parlé à lui-même, de la philosophie de M. Cousin ou de la psychologie nouvelle. Un jour, le philosophe déclara tout net qu’il ne pouvait continuer à donner des leçons à un enfant de cinq ans, et l’enfant eut, un moment, la douce espérance de n’avoir plus de professeur.

Cette illusion fut de courte durée. M. Trognon, précepteur du prince de Joinville, recommanda au futur roi Louis-Philippe un de ses anciens élèves à lui, ex-secrétaire de l’ex-roi Louis Bonaparte, et M. Cuvillier-Fleury, pendant douze ans, de 1827 à 1839, s’attacha à ce jeune prince dont il voulut, avant tout, faire un homme. Je puis dire qu’à partir du jour où il approcha du duc d’Aumale, M. Cuvillier-Fleury, après avoir été un maître assidu et vigilant, fut, jusqu’à sa dernière heure, un ami fidèle, dévoué et reconnaissant. On n’a pas oublié son mot, éloquemment rappelé sur sa tombe, à propos de « son meilleur ouvrage » ; et, dans les dernières années de sa vie, M. Cuvillier-Fleury projetait un livre de confidences et de souvenirs qu’il voulait intituler précisément — il en parlait souvent — : l’Éducation d’un Prince.

Regrettons, Messieurs, que ce livre, commencé peut-être, n’ait pas été écrit ou achevé. M. Cuvillier-Fleury nous y eût montré comment un libre esprit enseigne la vérité au fils d’un roi. C’est là, entre toutes, une tâche à la fois épineuse et haute. Fénelon, cette grande âme faite de douceur, s’attachait à gagner l’affection du duc de Bourgogne et à charmer le futur souverain. Saint-Simon ne nous dit-il pas que le précepteur des enfants de France était un esprit coquet qui cherchait à être goûté et voulait plaire ? Ne médisons pas de cette coquetterie de l’esprit : elle ressemble tout à fait à la bonté du cœur. Fénelon, tout en cherchant à plaire, n’était pas un de ces précepteurs de carrousel ou d’opéra, comme Villeroy qui, aux concerts de la Saint-Louis, montrant les fenêtres des Tuileries et les toits noirs de monde, disait à son royal élève : « Voyez donc. Sire, tout ce peuple est à vous, vous en êtes le maître ! » Éternel mot de courtisan éternellement prononcé. Maintenant que le peuple est roi, ne l’entendons-nous pas journellement, ce mot, — jeté, non plus du haut des fenêtres, mais d’en bas, par les étranges précepteurs de la foule, qui disent à leur tour : « Peuple, ces palais sont à toi, tout cela t’appartient, tu en es le maître ! » Comme la royauté, cette démocratie, que nous aimons et dont nous sommes, a malheureusement ses Villeroy.

M. Cuvillier-Fleury n’appela jamais son jeune élève : « mon maître ». Dans l’enfant qui lui était confié, il respectait trop l’homme à venir. Le précepteur, volontiers paternel, n’en était pas moins sévère à l’occasion, et, par exemple, intraitable en ce qui touchait les classiques. Que de fois M. le duc d’Aumale a-t-il dû se faire confisquer Hernani ou Marion Delorme qu’il préférait aux tragédies de Voltaire ! Le matin, M. Cuvillier-Fleury conduisait son élève faire dans le parc de Neuilly une promenade à cheval. Il continuait la leçon commencée, botte à botte, sous les arbres. Très souvent, — M. le duc d’Aumale l’a écrit après nous l’avoir conté, — presque chaque jour, au détour d’une certaine allée, un autre cavalier rejoignait le précepteur et son élève. C’était un homme jeune encore, très maigre, le teint olivâtre, un peintre, un admirable et grand peintre. Une commune sympathie pour la littérature classique l’attirait vers M. Cuvillier-Fleury. Il trottait auprès du professeur, et tous deux abordant alors la question brûlante du romantisme, le peintre de la Barque du Dante et de l’Entrée des Croisés à Constantinople, celui qu’on a surnommé le Victor Hugo de la peinture, Eugène Delacroix, — c’était lui, — maudissait les vers romantiques, les drames de l’École nouvelle et Victor Hugo.

Le fait est singulier ; mais le cas n’est point rare. Lorsque le romantisme affranchit le théâtre et le livre, les libéraux d’alors, les Carrel comme les Delacroix, se déclaraient formellement et purement classiques. Armand Carrel avait, avant M. Nisard, lancé le mot littérature facile contre ceux qu’il appelait « des Dantes en chapeau rond ou des Shakespeare en redingote ». Les rédacteurs du National reprochaient au romantisme sa poésie un peu gothique. C’était la mairie protestant contre la cathédrale.

Mais les enfants ne subissent pas toujours, surtout lorsqu’il s’agit d’art et de poésie, les leçons et les opinions de leurs maîtres. Au fonds éternel de la littérature que les professeurs leur apprennent à connaître et leur enseignent à aimer, ils ajoutent instinctivement l’amour de certaines œuvres nouvelles et vivantes dont l’écho va droit à leur cœur. M. Cuvillier-Fleury, dans sa critique littéraire, ne devait pas être, plus tard, indifférent aux œuvres des générations qui lui succédaient ; mais, professeur et précepteur du fils de son souverain, il tenait à lui enseigner le respect du passé et la crainte des novateurs. Persuadé que notre clair esprit français tient sa force vive du génie latin, il voulait entretenir, par-dessus tout, chez son élève, le culte de ce qui est vraiment français.

Il n’était pas besoin, du reste, d’enseigner au futur général de la Smala le goût de la tradition française. Tout ce qui parlait de France exaltait déjà l’esprit de M. le duc d’Aumale. C’était la fierté de M. Cuvillier-Fleury de préparer pour l’avenir un bon serviteur à la patrie, et c’était l’espérance du jeune prince de consacrer à l’histoire et à la grandeur de son pays les travaux de sa plume et les faits d’armes de son épée. M. Cuvillier-Fleury comptait parmi les plus cruelles amertumes de sa vie la séparation à laquelle le sort l’avait condamné. Après avoir eu l’affection de l’enfant, il eût souhaité d’avoir, derrière son convoi, l’hommage de l’homme. « Mon cher élève, disait-il, ne me conduira pas à mon tombeau ! »

L’élève n’est pas là non plus, pour entendre parler, une dernière fois, de l’Académicien qui, directeur de l’Académie eut la joie et l’honneur de le recevoir parmi vous ; et, après avoir remercié ceux qui sont ici, je veux et je dois envoyer, au nom du mort, un respectueux souvenir de regret à l’absent.

M. Cuvillier-Fleury avait été le précepteur d’un prince ; il se donna bientôt pour devoir de travailler à l’éducation de tous : il se fit journaliste. Et, comme il avait pris à cœur la tâche qu’il avait acceptée jadis, il se voua tout entier à ce nouveau labeur. Il fut de ces publicistes dont l’opinion, toujours sincère, a la gravité et l’autorité d’une parole d’honneur. Je ne saurais oublier que c’est aussi un journaliste que vous honorez en l’appelant parmi vous, et ma gratitude. Messieurs, qui est profonde, devrait, peut-être, m’imposer silence sur un tel sujet. Mais le silence n’est pas la vertu des journalistes, au contraire. Et ne m’est-il pas permis de dire qu’on entre dans le journalisme par bien des portes ? Il est des gens qui en font un métier, d’autres une arme, d’autres un instrument de règne ou de plaisir ; M. Cuvillier-Fleury en fit ce qu’il doit être : une magistrature.

Pendant cinquante ans, Messieurs, votre honoré confrère donna l’exemple d’un travail obstiné et d’une double fidélité à la liberté et au malheur. Il combattit, avec toute la conviction de son libéralisme et toute l’honnêteté de sa conscience, pour ce qu’il crut le vrai et le bien. Il fit ce qu’on a appelé, ce qu’il eût appelé lui-même de la critique défensive. Défensive de la tradition, défensive de l’esprit libéral, défensive de cet esprit français dont il a pu dire, un jour, qu’il a préservé l’Église gallicane par la voix de Bossuet, et fait le tour du monde à la suite de Voltaire . C’est le duel tragique de Dulong et du général Bugeaud qui inspira à M. Cuvillier-Fleury son premier article ; et, entre ces premières lignes et les dernières, datées du 29 janvier 1885 et dictées à Mme Cuvillier-Fleury, plus d’un demi-siècle s’était écoulé, emportant dans son torrent les œuvres et les hommes, les gouvernements et les dynasties, et voyant toujours à son poste de combat ce journaliste de conscience et de probité.

On a trop médit du journalisme, ou plutôt des journalistes, et les journalistes ont pris grand soin de médire les uns des autres. M. Cuvillier-Fleury aimait ce métier de publiciste « comme la sentinelle aime sa faction sur le rempart devant l’ennemi ». Les mots sont de lui, et il disait encore : « Le métier peut être obscur, l’œuvre rapide, le bruit éphémère, l’instrument imparfait ; la mission est grande ! »

Je ne sais rien de plus beau, en effet, que ce métier de journaliste quand il est pratiqué honnêtement. Dans cette grande bataille de la vie quotidienne où se heurtent les peuples entre eux et les peuples chez eux, si le poète est le clairon de l’armée, si le savant en est le guide, le journaliste en est le soldat. Il est le porte-voix de l’opinion. Il résume parfois, en quelques lignes improvisées et rapides, l’arrêt de la conscience publique. Le danger même devient un charme dans ce métier où l’on peut combattre tant d’injustices, réparer et commettre tant d’erreurs, révéler à la foule les inconnus qui seront célèbres, consoler les autres, donner à l’œuvre d’art qu’on discute ou à l’écrivain que l’on conteste un peu de cette lumière et de cette renommée qui sont le rêve des ignorés et la revanche des vaincus. Quelle puissance ont les journalistes dans un temps où tous les pouvoirs sont contestés, excepté le pouvoir d’un feuillet de papier ; — et, avant toute autre puissance, n’ont-ils pas celle de faire un peu de bien ? Je ne parle pas de ceux qui font œuvre de haine ou de calomnie. Ceux-là, d’ailleurs, sont les dupés de leur métier. La haine n’a jamais rien fondé, l’injure n’a jamais rien prouvé, et la calomnie n’a jamais rien détruit. Il suffit de les mépriser pour en triompher. Et, pour se convaincre de ce qu’il y a de passager et de caduc dans la calomnie et dans l’insulte qu’on nous présente comme si redoutables, il suffit de regarder autour de soi. Que de calomniés parmi ceux qu’on honore sur nos places publiques ! Car tout ne finit point nécessairement par des chansons, quoi qu’en dise Figaro : — la plupart du temps, tout commence par des outrages et tout finit par des statues.

M. Cuvillier-Fleury, journaliste politique ou critique littéraire, fut toujours, non le complaisant du public, mais son guide, et, pour le citer encore, l’organe de ses bons instincts. Il apportait à ses fonctions de juge littéraire la conscience la plus profonde en même temps que la passion la plus active, étudiant les hommes et les œuvres avec une scrupuleuse attention. Quand je dis les hommes, c’étaient surtout les livres qui lui importaient. Sa critique fut toujours celle des idées plutôt que des faits, et on rencontrait dans ses articles plus de discussion que d’anecdotes, et moins de portraits que de polémique. Il croyait en effet que le littérateur a une mission et doit servir la cause qu’il trouve juste.

C’est ainsi que M. Cuvillier-Fleury avait conquis cette autorité sérieuse et cette situation respectée parmi les critiques de son temps. Il était comme un des derniers juges classiques. La critique dogmatique a eu d’illustres représentants avant d’arriver aux maîtres qui l’ont renouvelée, rajeunie et vivifié au XIXe : siècle. Jusqu’à notre temps, en effet, — et c’est une des gloires de notre époque — on pourrait presque dire que la critique ignora la vie. La critique autrefois tenait une férule, elle signalait les défauts, se préoccupait surtout des règles et des formules ; mais de l’existence et du tempérament de l’écrivain, du milieu dans lequel il a vécu, elle ne s’inquiétait guère.

Il faut arriver jusqu’aux maîtres qui ont si profondément marqué dans ce siècle, — et j’en trouverais, Messieurs, plus d’un parmi vous, — pour rencontrer enfin la critique vivante et, comme on dit aujourd’hui, suggestive. M. Cuvillier-Fleury, par plus d’un point, se rapprocherait de la critique traditionnelle et dogmatique s’il n’y avait en lui un polémiste très vigoureux, un moraliste très ému, et s’il n’était de son temps, même lorsqu’il blâme ou discute son temps.

Moraliste, il l’est de conviction et de nature. La presse a de ces artistes en sermon qui sont des prédicateurs aimables ou sévères, mais platoniques et peu pratiquants. M. Cuvillier-Fleury, qui ne connut jamais la morale de hasard ni les convictions momentanées, mettait d’accord ses articles et sa vie, ses conseils et ses actions. Ce qui me plaît en lui, je le répète, c’est qu’à aucune date de son existence, lorsqu’il semblait le plus mécontent et le plus inquiet, il ne fut un désespéré en rien : — il n’a jamais douté ni des lettres, ni de la liberté, ni de la patrie. Demeuré obstinément classique, il n’en sut pas moins démêler, à chaque génération nouvelle, les talents qui, dans les travaux d’érudition, dans l’histoire, dans la poésie, dans le roman, cette forme si éclatante de la littérature à l’heure où nous vivons, pouvaient et allaient continuer la renommée française. Amoureux des anciens, il était bienveillant pour les nouveaux, estimant que la bienveillance est la moitié de la clairvoyance. D’ailleurs, ne peut-on à la fois aimer en littérature le passé qui n’est pas toujours vieux, et le présent qui n’est pas toujours nouveau ?

Ce qui a nui longtemps à l’antiquité, c’est qu’on s’attachait bien à la faire connaître, à l’expliquer, mais non à la faire aimer. Pourquoi expliquer ce qui doit charmer ? J’en demande pardon aux botanistes, mais une herborisation en plein champ, à travers prés, ou une promenade au jardin, en enseignera plus à un écolier qu’une sèche nomenclature puisée dans les livres, et cette fleur d’antiquité grecque ou latine, cette littérature éternellement jeune, exquise et consolante, il ne s’agit pas de la supprimer : il s’agit de la faire aimer ; et, pour cela, il suffit simplement de la mieux connaître.

Je donnerais, d’ailleurs, une fausse idée de M. Cuvillier-Fleury, si je le montrais seulement attaché à ses chers classiques, et uniquement préoccupé d’Horace ou de Cicéron. Il fut aussi un causeur très séduisant, et certaines de ses pages, — des chroniques, pour dire le mot, — sembleraient tout à fait agréables si l’on réunissait les articles divers écrits sous l’impression de tel ou tel incident dont il avait été le témoin. Non, je ne crois pas diminuer la renommée du maître critique en disant qu’il eût fait un peintre de mœurs très alerte et très spirituel. Dans la nombreuse collection de ses articles, j’ai retrouvé, parmi ces études littéraires encore si vivantes, et au milieu des articles de polémique politique semblables aujourd’hui à des brûlots éteints, plus d’une page vraiment charmante où l’écrivain classique se fait, tout à coup, avec beaucoup de verve et de bonne humeur, l’annaliste de son temps.

M. Cuvillier-Fleury, chroniqueur ! Et pourquoi pas ? Il raconte dans ses Voyages et Voyageurs, son excursion de Bruxelles à Anvers, en chemin de fer : car M. Cuvillier-Fleury, un des premiers, monta dans un wagon, ce qui passait alors pour téméraire ; il décrit les courses de Chantilly ; il se fait l’historiographe du camp de Fontainebleau ; il nous donne le compte rendu d’un concert au Louvre ou d’un bal costumé chez le duc d’Orléans ; il se divertit de l’apparition des indiens Ioways aux Tuileries comme eût pu le faire Mme de Girardin. Et, encore là, M. Cuvillier-Fleury demeure toujours l’écrivain sobre et sûr. Mais il ajoute à son style une belle humeur particulière lorsqu’il abandonne la gravité sévère du critique pour le ton aimable du causeur. Il ne faut pas dédaigner cette causerie écrite qui s’appelle la chronique, ce serait renier une des grâces de notre littérature française. À côté des Mémoires, et au-dessous de l’histoire, la causerie doit avoir sa place, comme l’art épistolaire, qui est un art tout français. La chronique, lorsqu’elle raconte loyalement les faits et juge avec finesse les événements et les hommes, n’est-elle point comme une sorte d’histoire cursive ; et ne fait-elle pas aussi œuvre de moraliste lorsqu’elle raille les ridicules passagers que la comédie n’a pas le temps de saisir ou les triomphes faciles que la grande histoire aurait le temps d’oublier ? Elle a, d’ailleurs, ses ancêtres et ses titres de gloire. Ce sont les plus merveilleuses et les plus durables des chroniques que les admirables et délicieuses lettres de Mme de Sévigné ! Il faisait de la chronique, le duc de Saint-Simon, lorsqu’il s’abritait contre le mur de l’abreuvoir de Marly pour y noter les pensées un peu noires et les traits, lumineux comme des éclairs, qui lui venaient à l’esprit. Diderot écrivait des chroniques pour le baron de Grimm, et les billets de l’abbé Galiani et la correspondance étincelante de Voltaire, sans parler des lettres exquises de Doudan ou des billets acérés de Mérimée, sont des chroniques au jour le jour, où la philosophie passe à son crible les quotidiens événements de l’histoire.

Écrite ou parlée, la causerie n’était pour M. Cuvillier-Fleury que la grâce et comme la détente de son éloquence. Il ne se contentait point de séduire, il voulait encore entraîner. Il n’avait pas seulement, comme un de ses émules en critique, le culte de l’esprit français, il avait aussi le sentiment profond et l’amour de l’âme française. Je ne sais si je m’explique bien. L’esprit français, c’est la parure de l’élite ; l’âme française, c’est la vertu des petits et des humbles. C’est aussi le génie des plus grands. Notre chère France a ses nerfs, dont elle fait trop souvent de la politique ; elle a son cerveau, facilement enfiévré et d’où naissent ses dangereux engouements ; mais elle a aussi son âme, son âme impérissable, qu’elle souffle au cœur de ses poètes, de ses écrivains et de ses soldats. M. Cuvillier-Fleury en avait la compréhension profonde, et, se souvenant toujours que son père avait porté l’épée, il aimait à louer, en ses écrits, les généreux élans et les mâles vertus guerrières. Il aimait l’armée, cette France en marche. Dans sa magistrale galerie de portraits il a donné une place, — la meilleure, — à ces figures de militaires qu’il semble préférer à toutes les autres : le duc de Fézensac, le général d’Houdetot, Victor de Tracy, et ce duc d’Elchingen dont il a parlé avec une émotion si poignante ; — d’Elchingen, mort en Orient à la veille des grands combats, dans cette guerre de Grimée qui, en nous apprenant à admirer l’héroïsme des soldats russes, nous fit, espérons-le, des amis de toujours de nos chevaleresques adversaires d’un jour.

On voit qu’il n’y avait pas seulement un lettré et un moraliste chez M. Cuvillier-Fleury ; il y avait encore un patriote ardent et éclairé. Ce patriotisme, dont il disait que c’est encore la meilleure des institutions militaires, il avait, un moment, voulu le mettre au service de la politique active. Il envia, passagèrement, la tribune de l’orateur. Oui, comme tout le monde, M. Cuvillier-Fleury avait souhaité d’être député. M. Saint-Marc Girardin, son collaborateur au Journal des Débats, représentait, depuis 1834, le collège de Saint-Yrieix, dans la Haute-Vienne. M. Cuvillier-Fleury se présenta, à son tour, comme candidat ministériel aux électeurs du Limousin, à Guéret. C’était en 1846. Il ne fut pas élu. Peut-être alors en eut-il quelque regret. Je crois plutôt qu’il s’en consola très vite. D’ailleurs, les lettres, les chères lettres, qui font oublier toutes les déceptions, et dont les asiles paisibles restent toujours ouverts aux désillusionnés ou aux enfants prodigues de la politique, étaient là pour fêter son retour. M. Cuvillier-Fleury n’eut pas à leur revenir : il ne les avait jamais quittées.

La Révolution de 1848 lui avait mis la plume à la main. La Révolution de 1870 le retrouva la plume à la main. Le journaliste fit alors « sa faction » autrement que dans le journal, et demeura où était le péril. Parlant un jour, de la fin du premier Empire, M. Cuvillier-Fleury évoquait avec émotion un souvenir profondément cruel : « Je ne veux pas me faire plus stoïcien que je ne suis. Ces mots tristement célèbres, Waterloo, Seconde Abdication, Sainte-Hélène, réveillent en moi toutes les fibres patriotiques, et les font vibrer douloureusement. Quand la nouvelle du désastre de Waterloo arriva à Paris, j’étais au lycée. Le fatal bulletin fut lu dans les classes. Nous pleurions comme des enfants. Les hommes aussi pleuraient. Un de nos maîtres nous dit : Finis Poloniœ. « Je n’éprouve aucun embarras à dire que je suis enfant, aujourd’hui, comme je l’étais alors. Les larmes ne coulent plus, les yeux sont secs : mais l’amertume déborde au fond du cœur, quand on lit les tristes détails de notre irréparable défaite. »

Et, lorsqu’il écrivait ces lignes, M. Cuvillier-Fleury ne se doutait pas, — qui s’en doutait alors ? — qu’il entendrait, une fois encore, avant de mourir, sonner le tocsin de l’invasion. Il l’entendit pourtant, et, s’il pleura de nouveau comme un enfant, le vieillard fit son devoir d’homme, de patriote et de citoyen. Et — chose étrange — il n’eût point permis, à soixante-neuf ans, qu’on redît devant lui les mots qu’il avait entendu prononcer à treize ans, par son maître : Finis Poloniœ ! Ce grand vieillard, maigre et redressant devant l’adversité sa haute taille et son front batailleur, s’attelait, au contraire, à la manœuvre du navire en détresse, pour en sauver les débris, boucher les trous des boulets, et hisser plus haut le drapeau déchiqueté ! Il croyait encore, il croyait toujours à la France. Il demandait à la République, qu’il avait jadis combattue, le salut de ce pays qu’il avait toujours aimé ; et, dans l’écroulement de la défaite, et jusque dans l’humiliation de la guerre civile, il trouvait des motifs d’espérance : le dévouement des héros et le trépas des martyrs.

À celui qui lui eût osé dire : Finis Galliœ ! il eût répondu que la France est immortelle, qu’elle peut garder son rang en accomplissant son labeur quotidien, et qu’on n’est pas nécessairement une grande nation, parce qu’on est l’effroi du monde, que l’histoire de tous les peuples est traversée de ces alternatives tragiques de victoires et de revers et que, d’ailleurs, le sort des armes est journalier et que la fortune peut redevenir fidèle ; il eût répondu qu’au surplus le livre d’un poète ou la découverte d’un savant montrent encore à l’humanité la vitalité de notre génie, et que cette fin de siècle aura vu aussi des conquêtes françaises, non pas signées avec du sang, mais faites de gloire sans tache. Non, l’on ne saurait dire : Finis Galliœ ! lorsque l’étranger traduit nos volumes, applaudit notre théâtre salue ou imite nos œuvres d’art, et lorsque le livre de travail de la France porte les noms d’hommes qui ont, en creusant la terre, fait avancer la civilisation et la vie, ou, en se penchant sur l’infiniment petit, accompli cette œuvre, infiniment grande, de faire reculer la mort.

M. Cuvillier-Fleury avait des raisons de se consoler et d’espérer, lorsqu’il se retrouvait parmi vous. Il savait que la langue française est aussi un patrimoine, et il se plaisait à l’étudier, avec vous, dans ses origines et dans son génie. Respectueux de l’Académie lorsqu’il était désireux d’y prendre sa place, il en vint, après son élection, à une sorte de culte pour elle. Il vous apportait ce qu’il avait toujours mis au service des Lettres : l’appoint de sa haute érudition classique et l’ardeur de son activité, je n’ose dire de sa combativité littéraire.

Les dernières années de M. Cuvillier-Fleury, consolées par le dévouement des êtres chers, furent attristées par la maladie la plus cruelle pour ceux qui aiment les lettres et les livres, Il ne pouvait plus que signer les articles dictés soit à sa fille, soit à Mme Fleury. Mais il était fidèle encore à ces deux grandes maisons qui se partageaient son dévouement : l’Académie et le Journal des Débats. Cette vieille maison des Débats qui, au mois de mai prochain, va, elle aussi, célébrer son centenaire et à travers toutes les déceptions d’un siècle de tourmente, a, du moins, combattu toujours pour la liberté, comme il l’aimait !

Encore, Messieurs, vous sacrifia-t-il son vieux Journal et voulut-il vous donner la dernière part de son existence. Quand il vous quittait pour rentrer dans sa demeure de Passy, il avait, toujours prête à le ramener vers le logis et les amitiés fidèles, l’admirable compagne de toute son existence, la chère confidente de ses pensées.

Rapprochant, un jour, de la maréchale princesse de Beauvau cette lady Russell, l’héroïne de M. Guizot, M. Cuvillier-Fleury se laissait aller à la douceur du sujet traité par le magistral historien : l’Amour dans le Mariage, et, à chaque fois que, dans les hasards de sa vie de critique, il était amené à peindre une de ces figures d’épouses qui, Dieu merci, en sont point rares dans l’histoire et la famille française, il le faisait avec une sorte de complaisance attendrie. Quand il écrivait ces lignes pour le public, il lui semblait qu’il les destinait surtout à celle qui avait partagé son existence militante, ses épreuves et ses joies. Et lui aussi, comme un de vos élus, comme un de mes amis, sur la première page d’un de ses livres, eût pu écrire à celle qui portait son nom : « Je t’aime aujourd’hui plus qu’hier, moins que demain ! »

Peu à peu, il lui fallut renoncer à la joie de venir prendre sa part de vos travaux. Il borna même, hélas ! dans son propre logis, son existence à une seule pièce où il demeurait abîmé dans la tristesse de ses réflexions. La vie humaine est ainsi faite de cercles concentriques qui, vastes comme un horizon sans bornes, quand on a vingt ans, se rétrécissent d’année en année, comme se mesurant à la lenteur et à la lourdeur de nos pas. M. Cuvillier-Fleury, aveugle, n’osait plus entrer dans sa bibliothèque. Il était devenu timide avec ses auteurs d’habitude. Il ne voyait plus, il ne pouvait plus voir ses livres familiers. « Il me semble qu’ils me fuient, disait-il tristement ; ce sont de vieux amis qui me tournent le dos. »

Alors, ne pouvant les relire, ces volumes tant de fois feuilletés, annotés — compagnons des heures de travail, des bons et des mauvais jours, — il les touchait de sa main tremblante. Il revivait, à ce contact, son existence passée. Mais, entre tous, celui vers lequel il allait, d’instinct, le plus sûrement, c’était son vieux et beau Cicéron dont ses doigts reconnaissaient bien la reliure pleine, aux armes royales. Son prix d’honneur de 1819 ! Toute sa jeunesse, tous ses espoirs, toute sa vie ! — Et ce Cicéron, qu’il avait tant de fois relu depuis soixante-huit ans, pouvait encore lui parler comme autrefois et le consoler avec cet Appius aveugle comme lui, mais qui, dit l’auteur romain, avait l’esprit aussi tendu qu’un arc et, en s’affaiblissant, ne se laissait point abattre.

Le dernier article qu’il dicta fut pour saluer la dépouille mortelle d’une noble femme dont il avait été l’ami. Aveugle, il envoyait un respectueux hommage à Mme Édouard Bocher, ainsi que lui frappée de cécité depuis quelques années. Il avait quatre-vingt-trois ans. Depuis lors, il n’écrivit plus ; il ne dicta même plus. Après un labeur de cinquante ans, il attendit la délivrance, sachant bien, d’ailleurs, que la mort n’efface pas certaines mémoires, et « qu’elle ne prend pas tout à celui qu’elle frappe ». M. Cuvillier-Fleury avait, sans doute, trop d’orgueil pour garder la vanité de la gloire posthume. Il savait que nous ne laissons guère, après nous, journalistes, critiques, publicistes, que des pages emportées par le vent : « Ah ! — disait-il, dans un testament daté de 1876, — j’ai peu de confiance dans la vertu productive de mon nom après moi, mais je le laisse honoré ! » Il avait raison ; et peut-être est-ce la plus grande louange qu’on puisse donner à un journaliste, à un homme qui a jugé et fait les autres, de dire, comme l’affirmait votre regretté confrère, que ce qu’il laisse après lui, c’est le souvenir de l’honneur. L’honneur, cette auréole même de la vie, qui survit au bruit des succès ou des polémiques, et rayonne encore au-dessus du nom gravé sur la pierre du tombeau.

Ce nom, je vous remercie une fois encore, Messieurs, de m’avoir confié la tâche périlleuse de le glorifier devant vous. C’est celui d’un homme droit et fier qui s’imposait, et par l’autorité du caractère et par la fermeté du cœur ; c’est celui d’un écrivain qui aima et servit uniquement les Lettres ; c’est celui d’un bon citoyen demeuré fidèle au culte de toute sa vie, libéral à vingt ans, libéral à quatre-vingt-cinq, aimant son pays et son temps, n’ayant rien demandé à sa patrie que la gloire de la célébrer dans ses écrivains et dans son génie, n’ayant rien demandé non plus à ceux qu’il avait servis dans la prospérité, que de rester leur ami dans le malheur. Oui, M. Cuvillier-Fleury avait raison d’interroger à tâtons le Cicéron de sa jeunesse. Le grand serviteur des Lettres qui a écrit le traité De la Vieillesse et celui Des Devoirs, lui aurait répondu que si la plus longue existence humaine est toujours rapide et fugitive, si quatre-vingt-cinq ans ne durent pas plus qu’un éclair dans l’éternité, nulle destinée mortelle, du moins, n’est supérieure à celle qui s’achève sur plus de trois quarts de siècle de travail, de courage et de loyauté !

La Réforme universitaire, une brochure in-18 (1873). – À propos d’une Circulaire de M. Jules Simon.

Préface des Études historiques et littéraires (1854).

Edmond About.