Discours de réception de Jean d'Estrées

Le 25 juin 1711

Jean d’ESTRÉES

DISCOURS Prononcé le 25. juin 1711. PAR M. L’ABBÉ D’ESTRÉES, Commandeur de l’Ordre du S. Efprit, lorfqu’il fut receu à la place de Monfieur Boileau Defpreaux.

 

MESSIEURS,

Rien ne m’a jamais flaté davantage, que l’honneur d’avoir efté admis dans voftre illuftre Corps. Je connois le prix de ce bienfait ; j’en ay la plus vive reconnoiffance, & je me trouve heureux de ce qu’un de mes premiers devoirs en qualité d’Académicien eft de la rendre publique.

 

Le nom que je porte me donne une efpece de droit à vos bontez, & je fuis perfuadé qu’il m’a tenu lieu de quelque mérite auprés de vous. Ce nom fe trouve dans les Regiftres de l’Académie par le titre d’ancienneté à la tefte de tous les voftres ; il y eft avec des qualitez qui rendent à celle d’Académicien le luftre qu’elles en reçoivent elles-mefmes.

 

Permettez, MESSIEURS, à mon refpectueux attachement pour une perfonne à qui j’ai l’honneur d’appartenir de fi prés, ce mot qui m’efchappe en paffant : vous l’honorez de voftre eftime, il y refpond parfaitement par celle qu’il a pour toute voftre Compagnie. Trouvez bon que fans rien diminuer de l’obligation que je vous ay pour l’honneur que je reçois de vous, je croye auffi luy en eftre redevable par la confideration que vous avez pour luy.

 

Je fuccede à un homme qui ne pouvoit eftre remplacé. Ses ouvrages ont porté fa gloire, & celle de l’Académie dans les païs les plus reculez de l’Europe. Il eftoit du nombre de ces hommes fînguliers, que la France a produits de nos jours dans tous les Arts & dans toutes les profeffions. C’eft un de ceux qui a donné le plus de droit à noftre fiecle de s’égaler à ce beau fiecle fi fameux par la politeffe, par le gouft, par la delicateffe, par ce iufte difcernement qui efcarte des ouvrages d’efprit jufqu’aux fauffes beautez & aux faux brillants.

 

Il a fait fur cela des Leçons, & les a faites en les reduifant en pratique, & c’eft par luy qu’on a veu renaiftre dans la compofition ce gouft exquis qui s’eftoit prefque perdu. Il falloit inftruire, detromper, deftruire les préjugez, rectifier les idées fur le ftile, fur l’eloquence, fur la Poëfie, donner des précautions contre la contagion du faux bel l’efprit qui s’eftoit refpanduë dans la République des Lettres, faire goufter les beautez du caractere naturel, de cette noble fimplicité qui retranche ce fuperflu d’ornement dort on charaeoit inutilement les Difcours en pretendant les embellir, cette enfleure qui tenoit lieu de nobleffe & de grandeur.

 

C’eft le principal but que M. Defpreaux fe propofa dans fes ouvrages, & il y reuffit. Il ofta le voile de deffus les yeux du public, qui commença à fe fçavoir mauvais gré d’avoir fi fouvent prodigué mal à propos fes applaudiffements, de s’eftre laiffé efblouir par de fauffes lueurs & d’avoir admiré l’efprit deftitué de bon fens.

 

C’eft ainfi, MESSIEURS, que cet nomme rare meritoit l’honneur de vous eftre affocié en entrant dans vos veuës pour 1’eftabliffement du bon gouft dans la litterature & en contribuant à 1’excecution de vos deffeins dont le fuccés fait par luy-mefme voftre Eloge.

 

Je n’ay pas befoin de le chercher cet éloge dans les compliments de cérémonie, pareils à celuy que la couftume, m’oblige de vous faire aujourd’huy. Que l’on compare feulement l’Eftat où les Lettres fe trouvent maintenant en France, avec celuy où elle fe trouvoient aux temps paffez & avant l’inftitution de voftre Académie. Quel a efté le fruit de vos laborieufes meditations & de vos judicieufes reflexions fur la langue ! de la Critique où vous vous occupez entre vous dans vos conférences Académiques, de l’emulation que vous excitez par les diftributions de prix pour des ouvrages d’efprit ; des modelles achevez qui partent de vos mains en tout genre de Littérature ! Il eft aisé de le faire comprendre, efcrire poliment, folidement, fenfément, avec netteté & avec precifion, ce n’eft prefque plus aujourd’huy une louange en France : ce talent émané de vous, eft devenu commun ; & c’eft, MESSIEURS, une diftinction que vous avez perduë à force d’en faire connoiftre le prix.

 

De-là cette multiplication d’Académies qui fous voftre protection & à la faveur de l’union que vous leur avez accordé avec vous, ont introduit & entretiennent la politeffe dans les Provinces du Royaume, comme la voftre l’entretient dans la Capitale.

 

Je ne fçai fi le grand Cardinal, qui parmi les admirables projets qu’il executa pour la gloire & le bonheur de l’Eftat, forma celuy de voftre Académie, euft jamais osé s’en promettre de fi heureux & de fi utiles effets. Ce que je fçai, c’eft qu’à en juger par le fuccés, il ne pouvoit guere imaginer un moyen plus propre pour immortalifer fa memoire. Les merveilles du regne fous lequel nous vivons, ont prefque effacé le fouvenir, ou du moins l’efclat des grandes chofes qu’il fit durant fon miniftere : mais l’Académie eft un monument fubfiftant, un monument vivant, fi j’ofe m’exprimer ainfi, qui par la fuite des années, & dont le luftre a tous-jours creu depuis qu’il l’a erigée.

 

L’illuftre Magiftrat qui luy fucceda dans la protection de voftre Compagnie naiffante, participera avec luy par les mefmes moyens à l’avantage de cette glorieufe immortalité. Le nom du Chancelier Seguier s’eternifera avec celuy du Cardinal de Richelieu. La profonde capacité du premier Magiftrat du Royaume, & le vafte génie du Minittre d’Eftat, feront également celebrez dans tous les fiecles fuivants. Ils vous en feront redevables par la fidelité que vous aurez à payer le tribut qui leur eft deu comme aux protecteurs & aux reftaurateurs des Lettres, & auquel vous vous eftes fourmis en vous chargeant de la reconnoiffance de l’Eftat en mefme temps que vous leur marqueriez la voftre. Ils l’ont fervi en vous protégeant ; ils l’ont illuftré en formant un Corps qui luy fait tant d’honneur, & c’eft un bien public d’où ils ont tiré leur gloire.

 

Je fuis aujourd’huy, MESSIEURS, l’organe de cette reconnoiffance, ayant l’honneur d’entrer dans les obligations de voftre Compagnie. Mais comment exprimer celle que nous devons à un Prince qui a bien voulu adjoufter au titre de Roy & au titre de Grand que toute l’Europe luy donne, celuy de Protecteur de l’Académie Françoife, & qui n’a pas defdaigné de fucceder en cette qualité à deux grands Hommes à la vérité, mais qui n’eftoient que fes fujets ? Quel honneur pour eux ! quelle gloire pour vous ! mais quel embarras pour moy !

 

Ses vertus Royales, je l’advouë, font un fonds inefpuifable d’Éloges : mais mon zele eft referré par des bornes qui me defendent de les développer, & qui me permettent à peine de les monftrer. Laiffons donc tous ces prodiges de valeur, de magnanimité, de fageffe, d’habileté dans le gouvernement, de zele pour la Religion, qui font depuis fi long-temps le fujet de nos admirations. Contentons-nous d’envifager pour un moment ce que l’événement funefte pour lequel nous pleurons encore, vient de nous faire defcouvrir de nouvelle grandeur dans le cœur de noftre Roy ; d’une part cette tendreffe paternelle, qui l’attache a fon Fils, dont il ne peut eftre arraché par le plus extreme danger de fa perfonne, & de l’autre cette fermeté avec laquelle il fourtient un fi terrible coup. Mefurons celle-cy par l’autre, & reconnoiffons-en l’heroïfme.

 

La premiere nous a fait tous trembler, la feconde nous eftonne. Grandeur d’ame ! principes de Religion, force de la Foy ! quand vous vous trouvez reunis dans le cœur d’un Prince, de combien l’élevez-vous au deffus du refte des hommes !

 

Arreftons nous ici, MESSIEURS, la douleur & l’admiration doivent nous tenir dans le filence. Souhaitons feulement à ce grand Monarque une auffi longue fuite d’années que les neceffitez de l’Eftat & le bonheur des Peuples le demande. Attendons qu’une heureufe paix à laquelle la Providence femble vouloir ouvrir le chemin, vienne nous fournir une nouvelle matiere pour fon Eloge. J’apprendrai parmi vous à exprimer dignement fur un fi noble fujet les fentiments de mon cœur & ceux des perfonnes de ma Famille qu’il a comblée de bienfaits & d’honneurs : je confeffe que j’ambitionnerois d’eftre éloquent en matiere de reconnoiffance, vertu dont je me fuis tousjours fait honneur, & que je feus eftre en moy ; & c’eft auffi l’unique chofe que j’y reconnoiffe, qui foit égale & proportionnée à la grace que j’ay receuë aujourd’huy de Vous.