Discours de réception de Claude Sallier

Le 30 juin 1729

Claude SALLIER

 Monsieur l’Abbé SALLIER, Garde de la Bibliothèque du Roy, ayant esté élu par Messieurs de l’Académie Françoise, à la place de feu M. de LA LOUBERE, y prit séance le Jeudy 30 Juin 1729. & prononça le Discours qui suit.

     

Messieurs,

J’avois borné mes vœux & mes espérances à jouir d’une tranquille obscurité, lorsque vous daignâtes la première fois jetter sur moy quelques-uns de ces regards, qui suffisent pour illustrer la vie d’un homme de Lettres.

Que ne puis-je vous décrire l’impression qu’ils firent sur mon ame ? J’y sentis naistre tout à coup des inquiétudes, des desirs, & mille autres mouvements, qui me découvrirent bientost à moy-mesme une ambition démesurée de m’élever jusqu’à vous : je fis de vains efforts pour la combattre, il fallut luy céder ; & l’amour propre d’autant plus hardi à former des projets, qu’il est plus ingénieux à les justifier, me persuada que je pouvois me présenter à vous, sous un point de vûë capable de suppléer tous les titres qui déterminent ordinairement vos suffrages.

Déja membre d’une Académie qui vous doit son origine, & dont le soin est de consacrer sur le Marbre & sur le Bronze le souvenir des grandes Actions, que votre éloquence rend également immortelles, je croyois m’approcher de vous en terminant souvent mes recherches sur les plus fameux Ouvrages de l’Antiquité, par des comparaisons avantageuses à ceux qui sortent de vos mains.

Mon espoir se fondoit encore sur l’honneur que j’ay de veiller à la conservation & à l’accroissement du plus important dépost de toute la Littérature.

La Bibliothèque du Roy, dont vos écrits sont aujourd’huy un des principaux ornements, demande en ceux qui ont part à son administration, une intelligence & des lumières, qu’on ne peut acquérir, ou perfectionner, que par un commerce intime avec vous ; en avoir un besoin si essentiel, & le sentir, c’est en quelque façon les mériter.

Aussi, Messieurs, depuis que Louis Le Grand devenu votre protecteur a donné une forme stable à ce magnifique établissement, nous avons vû, ou que vous avez relevé par l’éclat de votre choix la dignité de ceux qu’il avoit nommez les Dépositaires en chef de ces Thrésors, ou qu’ils ont esté choisis parmi vous ; & persuadez que ceux qui comme moy devoient les seconder, devoient aussi avoir part à vos instructions, vous n’avez pas hésité à les leur accorder.

Et comment pourriez-vous en effet ne pas marquer une estime singulière, pour tout ce qui a quelque rapport à ces recueils de l’érudition la plus variée ? Vous en connoissez parfaitement le véritable usage, vous qui scavez, Messieurs, que cet objet a flatté souvent l’ambition mesme des plus grands Monarques. Vous scavez qu’il s’en est trouvé, qui ont mis au rang de leurs plus précieuses conquestes l’acquisition de quelques Ouvrages célèbres ; que les mesmes desseins, qui tendoient à soumettre des Peuples ennemis, ont quelquefois servi à poser les fondements des plus amples Bibliothèques ; que les Nations, qui se sont fait honneur de favoriser les talents, dans les jours de triomphe ont porté au mesme Temple & les dépouilles militaires, & les Thrésors des Sciences, & qu’on a vu des Héros consacrer dans le sein même des Muses les Lauriers dont la Victoire les avoit couronnez. Mais pourquoy vous rappeller des exemples de l’Histoire ancienne, à vous, Messieurs, qui avez appris par celle de vostre Fondateur, de quelle conséquence il est de joindre ainsi les richesses de la Science à la force du génie, & à la supériorité des Places.

Le Cardinal de Richelieu presque aussi célèbre par le nombre & la solidité de ses écrits, que par les prodiges de son Ministère, avoit conçu de bonne heure le dessein de former une riche & somptueuse Bibliothèque, & il le suivit dans ses plus beaux jours, avec la mesme attention qu’il donnoit à la splendeur de cet Empire. C’est là, qu’il avoit puisé ses premières connoissances ; c’est là, qu’il cherchoit le plus sûr délassement de ses travaux, & qu’il trouva enfin la source d’une nouvelle gloire ; car c’est là sans doute qu’il apprit à vous chérir, qu’il s’accoutuma, à vous regarder comme autant de Bibliothèques vivantes, & qu’il souhaita de vous réunir comme un nouveau Corps d’Autheurs de tout genre, dignes d’estre associez mesme en naissant à ceux de l’Antiquité, dont il rassembloit si curieusement les débris. La mort mesme ne l’a pas séparé de cette Bibliothèque , l’objet de ses délices ; conservée dans le lieu où reposent ses Cendres, elle sera pour sa gloire un monument aussi durable, que le superbe Mausolée que l’art lui a élevé.

Le Chancelier Séguier, qui dans le moment fatal où vous perdîtes le Cardinal de Richelieu, s’empressa d’essuyer vos larmes, partageoit depuis trop long-temps avec luy le goust des Livres & le discernement des esprits, pour ne pas succéder à toute sa tendresse pour vous. Peut-estre fut-il le premier qui dans une condition privée, osa pour satisfaire ce goust vif & délicat, tenter des voyes réservées, ce semble, aux Souverains. Il envoya des Sçavants, il fit chercher jusques dans le fond de l’Asie les Manuscrits échappez à la fureur ou à l’ignorance des Barbares ; & le sanctuaire de la Justice, qu’il avoit orné des plus riches dépouilles de l’Orient, fut pendant trente ans l’asyle de l’Académie Françoise. Vous les possédez encore dans le successeur de Séguier , ces riches dépouilles, & il les communique avec une noblesse digne de luy, de Vous & des Muses.

C’est dans le sein de cette Bibliothèque, c’est à la vue des modèles de l’Antiquité que vous rendites vos premiers Oracles, ils furent en quelque sorte les tesmoins de vos progrès, & vous pûtes dès-lors concevoir l’espérance de les surpasser. Déja le temps approchoit où la protection de Louis le Grand devoit vous inspirer une nouvelle vigueur, & vous rendre de dignes rivaux des Démosthénes & des Cicérons. Ce Prince né pour donner aux François la supériorité par les armes, & par les talents, toujours conduit par une intelligence victorieuse des obstacles, voulut que cette Capitale devinst une autre Athènes, une seconde Rome ; que dépositaire des Ouvrages qui avoient donné tant d’éclat aux siécles d’Alexandre, & d’Auguste, elle fust l’Ecole & la Mère des Poëtes, des Orateurs, des Historiens, des Philosophes, & que nous n’eussions rien à envier aux Nations autrefois les plus distinguées par la gloire de l’esprit. Il voulut que ses talents, quelque différents qu’ils puissent estre, trouvassent tous les secours dont ils avoient besoin pour s’estendre, & pour se perfectionner. Il ouvrit une immense Bibliothèque, monument éternel de sa magnificence, où se rencontre avec une sorte de profusion ce que tous les siécles, tous les pays, ont produit de plus beau & de plus parfait.

Loin donc d’avoir à nous plaindre de la préférence, que l’on croit communément que la nature a donnée à ces climats heureux qui ont porté les grands Hommes de la Grèce & de l’Italie, ne semble-t-il pas, que leurs Ouvrages ayent esté faits pour nous, qu’ils ne les ayent multipliez en si grand nombre, que pour enrichir un jour la France, & la rendre le centre de la politesse & de l’érudition ? A voir le prodigieux amas de ces Ouvrages, ne croiroit-on pas que s’ils ont péri pour les Grecs, c’estoit pour renaistre & se reproduire parmi nous ? Telle fut la justesse des mesures que prit Louis le Grand pour l’accomplissement de ses projets.

Fidèle à de si grands exemples, Louis XV ajoute encore aux vûes de son Auguste Bisaïeul ; non content d’accroistre sa Bibliothèque, il songe aujourd’huy à la décorer, & à la rendre d’un usage plus général, & plus facile.

Tandis que par ses ordres des hommes choisis passent d’une partie du monde à l’autre, pour recueillir soigneusement ce qui aura échappé aux premières recherches, il veut que tous les Arts concourent à l’envi à faire de sa Bibliothèque un Palais, dont toutes les parties annoncent le goust du Prince, & la majesté de son Empire.

Les Lettres sont donc assurées de retrouver en luy tout l’amour dont les a honorées Louis le Grand, & pour Vous, Messieurs, quel bonheur d’avoir à célébrer la mesme droiture, le mesme zéle pour la Religion, la mesme bonté pour ses Peuples ! Nous goustons déja le fruit de ces vertus, nourries & fortifiées par l’estude des préceptes du Maistre des Rois, & par celle des maximes qui ont conduit les Princes les plus religieux. Le précieux recueil des sages instructions qu’il a reçues, déposé dans sa Bibliothèque, perpétuera le souvenir d’un Illustre Prélat, dont la main habile a cultivé un si beau naturel.

Si c’est une maxime reçue, que les Peuples ne sont heureux que sous le règne des Princes sages, ou lorsque des Sages gouvernent sous l’authorité des Princes, quelle est, Messieurs, nostre félicité ! Un Roy sage gouverne, & un Sage gouverne sous l’authorité du Roy ; car il n’appartient qu’au vray Sage, d’estre plus touché du seul mérite de faire le bien, que de tout l’honneur qui en peut revenir, de préférer les devoirs pénibles du Ministère aux titres pompeux qui le décorent, enfin de ne laisser d’autres monuments de son élévation, que ceux qui tournent uniquement à la gloire du Prince, & au bonheur de ses Sujets.

Une façon de penser si relevée, & en mesme temps si solide, doit estre comptée entre les avantages que donnent aux Nations la politesse, l’amour des Lettres, & la connoissance des Autheurs qui les ont le plus heureusement cultivées.

C’est dans leurs Écrits rassemblez avec beaucoup de choix, que M. de la Loubére avoit puisé le discernement exquis, qui vous l’avoit fait adopter. Il fit ses premiers amusements de la Poësie Françoise, & ses productions conserveront toujours ce que la douceur des mœurs & la délicatesse du sentiment peuvent y répandre de grâces vives & légères. Les qualitez du cœur, qui donnoient un nouveau prix à ses talents, luy acquirent bientost une grande réputation, & luy procurèrent l’honneur de porter les ordres du Roy jusqu’aux extrémitez de la Terre.

La Relation qu’il publia de son Voyage de Siam, est un si juste modèle pour les ouvrages de ce genre, que bien qu’elle n’ait paru qu’après plusieurs autres, la singularité & l’exactitude des détails luy laissent tout le mérite de la nouveauté. Recherches sçavantes sur l’Histoire du pays, examen judicieux des mœurs de la Nation, réflexions sur la politique, description de l’estat des Arts, remarques mesme sur la langue, tout s’y rencontre, & s’y arrange avec tant de clarté & de précision, qu’après savoir lûë, on ne se croit pas plus estranger dans les lieux qu’il décrit, que dans ceux que nous habitons.

Monsieur de la Loubére rendu à sa Patrie, & déterminé à reporter dans le lieu mesme de sa naissance ces thrésors de lumière, qu’il avoit acquis dans vos exercices, travailla avec ardeur au restablissement des Jeux Floraux ; il ne falloit pas moins qu’un de vos rayons, pour les ranimer, pour leur donner plus d’éclat, & leur assurer une plus longue durée.

Tout ce qui me reste à souhaiter, Messieurs, c’est que succédant à la place de M. de la Loubére, je puisse succéder de mesme à quelques-uns des titres qui vous le rendoient si estimable, & si cher. Mais que ne dois-je pas espérer de cette communication de connoissances où vous m’admettez ? J’en ay déja, j’ose le dire, senti toute l’utilité depuis que j’ay le bonheur de travailler sous les yeux d’un de vos plus Illustres Confrères, qui semble né pour la gloire des Sciences, & qui par son zéle & par ses lumières concourt avec tant de succès à l’augmentation & à l’embellissement de la Bibliothèque du Roy. Vos sages discussions vont rectifier désormais mes pensées. Guidé par vos exemples, & instruit par vos règles à n’aimer que le vray & le solide, peut-estre deviendray-je capable de quelque production digne de vous ; c’est par la, que je compte principalement vous laisser des marques immortelles de mon respect, & de ma reconnoissance.

M. l’abbé de Louvois, M. l’abbé Bignon, M. Boivin.

La Bibliothèque de la Sorbonne.

M. le duc de Coislin, évêque de Mets, petit-fils de M. le Chancelier Séguier, & possesseur de sa Bibliothèque.

Mrs. Sevin & Fourmont.