Discours de réception de Claude Bernard

Le 27 mai 1869

Claude BERNARD

M. Claude Bernard, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Flourens, y est venu prendre séance le jeudi 27 mai 1869, et a prononcé le discours suivant :

    

Messieurs,

En m’appelant à l’honneur de siéger parmi vous, votre indulgence m’inspire un sentiment de reconnaissance d’autant plus vif, que la pensée même de mon insuffisance littéraire ne saurait venir le troubler. C’est l’homme de science que vous avez élu, et vos suffrages bienveillants ont voulu honorer en moi l’Académie à laquelle j’appartiens, et perpétuer cette union des sciences et des lettres que vous n’avez cessé de consacrer par une tradition constante.

On a raison de dire que les lettres sont les sœurs aînées des sciences. C’est la loi de l’évolution intellectuelle des peuples qui ont toujours produit leurs poëtes et leurs philosophes avant de former leurs savants. Dans ce développement progressif de l’humanité, la poésie, la philosophie et les sciences expriment les trois phases de notre intelligence, passant successivement par le sentiment, la raison et l’expérience ; mais, pour que notre connaissance soit complète, il faut encore qu’une élaboration s’accomplisse en sens inverse et que l’expérience, en remontant des faits à leur cause, vienne, à son tour, éclairer notre esprit, épurer notre sentiment et fortifier notre raison. Tout cela prouve que les lettres, la philosophie et les sciences doivent s’unir et se confondre dans la recherche des mêmes vérités ; car, si, dans le langage des écoles, on sépare, sous le nom de sciences de l’esprit, les lettres et la philosophie des sciences proprement dites, qu’on appelle les sciences de la nature, ce serait une grave erreur de croire qu’il existe, pour cela, deux ordres de vérités distinctes ou contradictoires, les unes philosophiques ou métaphysiques, les autres scientifiques ou naturelles. Non, il ne peut y avoir au monde qu’une seule et même vérité, et cette vérité entière et absolue que l’homme poursuit avec tant d’ardeur ne sera que le résultat d’une pénétration réciproque et d’un accord définitif de toutes les sciences, soit qu’elles aient leur point de départ en nous, dans l’étude des problèmes de l’esprit humain, soit qu’elles aient pour objet l’interprétation des phénomènes de la nature, qui nous entourent.

Les sciences de l’esprit ont dû se manifester d’abord, et ont été ainsi appelées les premières à régner sur le monde ; mais, aujourd’hui, dans leur gigantesque essor, les sciences de la nature remontent jusqu’à elles et veulent les pénétrer en les éclairant par l’expérience.

La physiologie, qui explique les phénomènes de la vie, constitue une science en quelque sorte intermédiaire qui prend ses racines dans les sciences physiques de la nature, et élève ses rameaux jusque dans les sciences philosophiques de l’esprit Elle paraît donc naturellement destinée à former le trait d’union entre les deux ordres de sciences, ayant son point d’appui solide dans les premières, et donnant aux dernières le support qui leur est indispensable. Voilà pourquoi les progrès rapides et brillants de la physiologie contemporaine excitent un intérêt général, et appellent de plus en plus l’attention sérieuse des philosophes et de tous ceux qui, comme vous, Messieurs, se tiennent dans les hautes régions de la pensée et de l’esprit. C’est à cette circonstance heureuse que je suis redevable, sans aucun doute, d’avoir été distingué par vous au milieu de mes savants confrères. Vous avez perdu un physiologiste éminent, un académicien célèbre, et vous avez pensé qu’en admettant parmi vous un homme qui s’est voué à la culture de la même science, vous rendriez un hommage plus éclatant à la mémoire de celui que vous regrettez. Mais, si je m’explique ainsi l’honneur insigne que vous m’avez fait, je crains, d’un autre côté, de ne pas répondre à ce que vous attendez de moi ; car je sens, peut-être plus qu’un autre, les difficultés de juger et de louer convenablement, devant vous, mon illustre prédécesseur.

M. Flourens (Marie-Jean-Pierre) naquit à Maureilhan, arrondissement de Béziers (Hérault), le 13 avril 1794.

Heureusement doué par l’intelligence et portant au cœur l’aiguillon de la gloire et de la renommée, la nature le fit naître sous un ciel prédestiné, car l’arrondissement de Béziers a eu la fortune extraordinaire de compter successivement cinq de ses enfants parmi vous ; et comme si une main invisible eût encore voulu tracer de plus près au jeune Flourens le sillon de sa vie, elle plaça son berceau sous le même toit où était né Dortous de Mairan dont il devait, à un siècle de distance, occuper les deux fauteuils académiques, d’abord à l’Académie des sciences, comme secrétaire perpétuel, puis à l’Académie française.

Dès son enfance, M. Flourens s’était fait remarquer par l’énergie de sa volonté ainsi que par les qualités natives de son esprit : une curiosité intellectuelle insatiable, le désir et la recherche de ce qui était beau et distingué, une admiration enthousiaste pour les hommes supérieurs ; tels étaient les traits principaux de ce caractère d’une maturité précoce.

Arrivé à Paris en 1814, une lettre du célèbre botaniste de Candolle, son ancien professeur à l’école de médecine de Montpellier, l’introduisit auprès de Georges Cuvier et le plaça immédiatement au foyer scientifique du temps. Dans ce nouveau milieu, son travail ardent, sa bonne tenue et la convenance parfaite de ses manières attirèrent l’attention sur lui et lui concilièrent de hautes protections. Il fuyait les tumultes du monde frivole qui éloigne de la science ; mais il recherchait partout la société des hommes célèbres, et, dans quelques salons où se réunissaient des femmes éminentes ainsi que de grands savants, il sut trouver une atmosphère qui convenait à son esprit à la fois sérieux et délicat.

En moins de dix ans, M. Flourens fût membre de l’Académie des sciences, professeur au Muséum d’histoire naturelle, un des auteurs du Journal des savants et secrétaire perpétuel à l’Académie des sciences. En 1840, sa réputation parvenue à son apogée recevait sa consécration la plus glorieuse ; il fut élu membre de l’Académie française. Dès lors son horizon physiologique agrandi rayonna plus particulièrement vers le monde littéraire et vers la philosophie.

M. Flourens a été un auteur fécond, ses publications sont considérables et embrassent une période de près d’un demi-siècle. Nous ne dirons pas toutes ses recherches physiologiques ; elles furent nombreuses, et dans ce genre de travaux il se montra physiologiste habile, unissant toujours les ressources d’un esprit ingénieux aux vues larges du généralisateur. Mais, à dater de 1841, il s’élève au-dessus de cette sphère purement physiologique, et entreprend la publication d’une suite de traités qu’il appelle ses ouvrages philosophiques, scientifiques et littéraires.

L’appréciation que M. Flourens a donnée des travaux et des idées d’illustres savants a beaucoup contribué à la popularité qu’il a su conquérir. En traitant des ouvrages de Fontenelle, pour lequel il avait une prédilection marquée, il le considère successivement comme philosophe et comme historien de l’Académie des sciences, et expose à ce propos, d’une manière claire et rapide, les principes de la philosophie expérimentale. Dans ses écrits sur l’Histoire des travaux de Georges Cuvier, sur l’Histoire des travaux et des idées de Buffon, M. Flourens se fait le vulgarisateur heureux des idées et des travaux de ces deux grands génies qui, comme il le dit, se complètent et se comprennent l’un par l’autre. Dans ses Éloges académiques, l’illustre secrétaire perpétuel se montre toujours soucieux de la dignité et des intérêts de l’Académie, voulant, selon son expression, écrire l’histoire des sciences en écrivant celle des académiciens.
Nous ne chercherons pas à faire connaître M. Flourens par l’analyse de ses ouvrages nombreux et variés ; nous nous attacherons de préférence à ses expériences originales sur le système nerveux ; elles sont le trait le plus saillant de ses investigations physiologiques et forment en même temps la base de toutes ses études philosophiques.

En 1822, Magendie avait établi, à l’aide d’expériences décisives, la distinction fondamentale des nerfs moteurs et sensitifs de la moelle épinière ; c’est à peu près vers la même époque que M. Flourens présenta à l’Académie des sciences ses recherches expérimentales sur le cerveau ; elles firent sensation dans le monde savant et valurent à leur jeune auteur un mémorable rapport de l’illustre Cuvier. Gall avait eu le mérite de ramener les qualités morales au même siége, au même organe que les facultés intellectuelles ; il avait ramené la folie au même siège que la raison dont elle n’est que le trouble. Mais, à côté de ce trait de génie comme l’appelle M. Flourens, se rencontraient des erreurs graves. Se fondant uniquement sur l’anatomie comparée, Gall pensa que les facultés intellectuelles étaient réparties dans toute la masse cérébrale, et sur cette erreur fut fondé le système des localisations phrénologiques. M. Flourens établit que l’intelligence est au contraire concentrée dans les parties les plus élevées de l’encéphale, et par ses expériences il prouva que l’ablation des hémisphères cérébraux suffit pour faire disparaître toutes les manifestations spontanées de l’instinct et de l’intelligence.

Partant de ces données expérimentales, M. Flourens aborde ensuite ses études de psychologie comparée sur l’instinct et l’intelligence des animaux ; il veut, avec raison, que la psychologie embrasse l’ensemble des phénomènes intellectuels dans toute la série animale et non l’intelligence de l’homme exclusivement.

Quel admirable spectacle que cette manifestation de l’intelligence depuis l’apparition de ses premiers vestiges jusqu’à son complet épanouissement, manifestation graduée dans laquelle le physiologiste voit les diverses formes des fonctions nerveuses et cérébrales s’analyser en quelque sorte d’elles-mêmes et se répartir chez les différents animaux suivant le degré de leur organisation ! D’abord, au plus bas degré, les manifestations instinctives, obscures et inconscientes ; bientôt l’intelligence consciente apparaissant chez les animaux d’un ordre plus élevé ; et enfin chez l’homme l’intelligence éclairée par la raison, donnant naissance à l’acte rationnellement libre, acte le plus mystérieux de l’économie animale et peut-être de la nature entière.

Dans tous les temps, les manifestations de l’intelligence ont été regardées comme des phénomènes impénétrables ; mais, à mesure que la physiologie avance, elle porte ses vues de plus en plus loin. Aujourd’hui, après avoir localisé, elle veut expliquer. Elle ne se borne plus à déterminer dans les organes le siège précis des fonctions ; elle descend dans les éléments mêmes de la matière vivante, en analyse les propriétés et en déduit l’explication des phénomènes de la vie, en y découvrant les conditions de leur manifestation.

Je ne puis avoir la pensée d’entrer ici dans les arides détails de l’anatomie et de la physiologie du cerveau, cependant je vous demande la permission d’exposer rapidement quelques-uns des faits et quelques-unes des idées qui servent de jalons et de fils conducteurs à la physiologie moderne, dans les méandres encore si obscurs des phénomènes de l’intelligence.

La physiologie établit d’abord clairement que la conscience a son siège exclusivement dans les lobes cérébraux ; mais, quant à l’intelligence elle-même, si on la considère d’une manière générale et comme une force qui harmonise les différents actes de la vie, les règle et les approprie à leur but, les expériences physiologiques nous démontrent que cette force n’est point concentrée dans le seul organe cérébral supérieur, et qu’elle réside au contraire, à des degrés divers, dans une foule de centres nerveux inconscients, échelonnés dans tout l’axe cérébro-spinal, et pouvant agir d’une façon indépendante, quoique coordonnés et subordonnés hiérarchiquement les uns aux autres.

En effet, la soustraction des lobes cérébraux chez un animal supérieur fait disparaître la conscience en laissant subsister toutes les fonctions du corps dont on a respecté les centres nerveux coordinateurs. Les fonctions de la circulation, de la respiration, continuent à s’exécuter régulièrement, sans interruption, mais elles cessent dès qu’on enlève le centre propre qui régit chacune d’elles. S’agit-il, par exemple, d’arrêter la respiration, on agira sur le centre respiratoire qui est placé dans la moelle allongée. M. Flourens a circonscrit ce centre avec une scrupuleuse précision et lui a donné le nom de nœud vital, parce que sa destruction est suivie de la cessation immédiate des manifestations de la vie dans les organismes élevés. La digestion, seulement suspendue, n’est point anéantie. L’animal, privé de la conscience et de la perception, n’a plus l’usage de ses sens et a perdu conséquemment la faculté de chercher sa nourriture ; mais, si l’on y supplée en poussant la matière alimentaire jusqu’au fond du gosier, la digestion s’effectue parce que l’action des centres nerveux digestifs est restée intacte.

Un animal dépourvu de ses lobes cérébraux n’a plus la faculté de se mouvoir spontanément et volontairement ; mais, si l’on substitue à l’influence de sa volonté une autre excitation, on s’assure que les centres nerveux coordinateurs des mouvements de ses membres ont conservé leur intégrité. De cette manière s’explique ce fait, étrange et bien connu, d’une grenouille décapitée qui écarte avec sa patte la pince qui la fait souffrir. On ne saurait admettre que ce mouvement si bien approprié à son but soit un acte volontaire du cerveau ; il est évidemment sous la dépendance d’un centre qui, siégeant dans la moelle épinière, peut entrer en fonction, tantôt sous l’influence centrale du sens intime et de la volonté, tantôt sous l’influence d’une sensation extérieure ou périphérique.

Chaque fonction du corps possède ainsi son centre nerveux spécial, véritable cerveau inférieur dont la complexité correspond à celle de la fonction elle-même. Ce sont là les centres organiques ou fonctionnels qui ne sont point encore tous connus, et dont la physiologie expérimentale accroît chaque jour le nombre. Chez les animaux inférieurs, ces centres inconscients constituent seuls le système nerveux ; dans les organismes élevés, ils se forment avant les centres supérieurs, et président à des fonctions organiques importantes dont la nature, par prudence, suivant l’expression d’un philosophe allemand, n’a pas voulu confier le soin à la volonté.

Au-dessus des centres nerveux fonctionnels inconscients viennent se placer les centres instinctifs proprement dits. Ils sont le siège de facultés également innées dont la manifestation, quoique consciente, est involontaire, irrésistible et tout à fait indépendante de l’expérience acquise. Gall a beaucoup insisté sur les faits de ce genre, et nous pouvons en avoir tous les jours des exemples sous les yeux. Le canard qui a été couvé par une poule, et qui se jette à l’eau, en sortant de sa coquille, nage sans avoir rien appris ni de sa mère ni de l’expérience. La vue seule de l’eau a suffi pour réveiller son instinct. On sait encore l’histoire, rapportée par M. Flourens d’après Fr. Cuvier, d’un jeune castor, isolé au moment de sa naissance et qui, après un certain temps, commença à construire industrieusement sa demeure.

Il y a donc des intelligences innées ; on les désigne sous le nom d’instincts. Ces facultés inférieures des centres fonctionnels et des centres instinctifs sont invariables et incapables de perfectionnement ; elles sont imprimées d’avance dans une organisation achevée et immuable, et sont apportées toutes faites en naissant, soit comme conditions immédiates de viabilité, soit comme moyens d’adaptation à certains modes d’existence nécessaires pour assurer le maintien et la fixité des espèces.

Mais il en est tout autrement des facultés intellectuelles supérieures ; les lobes cérébraux, qui, sont le siège de la conscience, ne terminent leur développement et ne commencent à manifester leurs fonctions qu’après la naissance. Il devait en être ainsi ; car, si l’organisation cérébrale eût été achevée chez le nouveau-né, l’intelligence supérieure eût été close comme les instincts, tandis qu’elle reste ouverte au contraire à tous les perfectionnements et à toutes les notions nouvelles qui s’acquièrent par l’expérience de la vie. Aussi allons-nous voir, à mesure que les fonctions des sens et du cerveau s’établissent, apparaître, dans ce dernier, des centres nerveux fonctionnels et intellectuels de nouvelle formation réellement acquis par le fait de l’éducation.

Nous désignerons sous le nom de centres les masses nerveuses qui servent d’intermédiaire aux points d’arrivée des nerfs de la sensation et aux points de départ des nerfs du mouvement. C’est dans cette substance de soudure, qui s’organise le plus tardivement, que l’exercice de la fonction vient frayer et creuser en quelque sorte les voies de communication des nerfs qui doivent se correspondre physiologiquement.

Le centre nerveux de la parole est le premier que nous voyons se tracer chez l’enfant. Le sens de l’ouïe est son point de départ nécessaire ; si l’organe auditif manque, le centre du langage ne se forme pas, l’enfant né sourd reste muet. Dans l’éducation des organes de la parole, il s’établit donc entre la sensation auditive et le mouvement vocal un véritable circuit nerveux qui relie les deux phénomènes dans un but fonctionnel commun. D’abord la langue balbutie ; c’est par l’habitude seulement, et à l’aide d’un exercice assez longtemps répété, que les mouvements deviennent assurés et que cette communication centrale des nerfs est rendue facile et complète. Toutefois ce n’est qu’avec l’âge que la fonction peut s’imprimer définitivement dans l’organisation : un jeune enfant qui cesse d’entendre perd peu à peu la faculté de parler qu’il avait acquise et redevient muet, tandis que chez l’homme adulte, placé dans les mêmes conditions, il n’en est plus ainsi, parce que chez lui le centre de la parole est fixé et le développement du cerveau achevé. À ce moment, les fonctions de ce centre acquis sont devenues vraiment involontaires, comme si elles étaient innées ; et c’est une chose remarquable que les actes intellectuels que nous manifestons n’atteignent réellement toute la perfection dont ils sont susceptibles que lorsque l’habitude les a imprimés dans notre organisation et les a rendus en quelque sorte indépendants de l’intelligence consciente qui les a formés et de l’attention qui les a dirigés. Chez l’orateur habile, la parole est comme instinctive, et on voit, chez le musicien exercé, les doigts exécuter d’eux-mêmes les morceaux les plus difficiles, sans que l’intelligence, souvent distraite par d’autres pensées, y prenne aucune part.

Parmi tous les centres nerveux acquis, celui de la parole est sans contredit le plus important : en nous permettant de communiquer directement avec les autres hommes, il ouvre à notre esprit les plus vastes horizons, un médecin célèbre de l’institution des sourds-muets, Itart, nous a dépeint l’état intellectuel et moral des hommes qu’un mutisme congénital laisserait réduits à leur propre expérience. Non-seulement ils subissent une véritable rétrogradation intellectuelle et morale qui les reporte en quelque sorte aux premiers temps des sociétés ; mais leur esprit, fermé en partie aux notions qui nous parviennent par les sens, ne saurait se développer. Leur âme, inaccessible aux idées qui excitent l’imagination et élèvent les pensées, reste souvent muette et silencieuse parce qu’elle ne comprend pas les délicatesses du sentiment dont la parole elle-même ne parvient pas toujours à rendre toutes les nuances. Le silence est éloquent, a-t-on dit, oui, pour ceux qui savent parler et pour ceux qui, étant initiés à toutes les émotions du cœur, sentent qu’il se passe alors quelque chose en nous que les mots ne peuvent plus exprimer !

Mais ce ne sont pas seulement les mouvements de nos organes extérieurs qui deviennent automatiques ; la formation de nos idées est soumise à la même loi, et, lorsqu’une idée a traversé le cerveau durant un certain temps, elle s’y grave, s’y creuse un centre et devient comme une idée innée.

Ici la physiologie vient donc justifier le sentiment du poëte latin en démontrant que, pendant le jeune âge, le cerveau en voie de développement est, semblable à la cire molle, apte à recevoir toutes les empreintes qu’on lui communique, comme la jeune pousse de l’arbre prend également toutes les directions qu’on lui imprime. Plus tard, alors que l’organisation est plus avancée, les idées et les habitudes sont, ainsi qu’on le dit, enracinées, et nous ne sommes plus maîtres ni de faire disparaître, immédiatement les empreintes anciennes ni d’en former de nouvelles.

L’organisation nerveuse de l’homme se ramène en définitive à quatre ordres de centres : les centres fonctionnels, les premiers formés, tous inconscients et dépourvus de spontanéité ; les centres instinctifs, conscients et doués de manifestations irrésistibles et fatales ; les centres intellectuels, acquis d’une manière volontaire et libre, mais devenant par l’habitude plus ou moins automatiques et involontaires. Enfin, au sommet de toutes ces manifestations, se trouve l’organe cérébral supérieur du sens intime auquel tout vient aboutir. C’est dans ce centre de l’unité intellectuelle qu’apparaît la conscience, qui, s’éclairant sans cesse aux lumières de l’expérience de la vie, tend à affaiblir, par le développement progressif de la raison et de la volonté, les manifestations aveugles et irrésistibles de l’instinct.

N’oublions pas que c’est aux expériences de M. Flourens que nous devons nos principales connaissances sur le siège de la conscience, et rappelons encore que l’ablation des lobes cérébraux éteint aussitôt ce flambeau de l’intelligence et de la spontanéité ; la vie séparée de la conscience petit continuer sans doute, mais alors les centres nerveux inférieurs, plongés dans l’obscurité, ne sont plus capables que d’actes involontaires et purement automatiques.

Maintenant, quelle idée le physiologiste se fera-t-il sur la nature de la conscience ?

Il est porté d’abord à la regarder comme l’expression suprême et finale d’un certain ensemble de phénomènes nerveux et intellectuels ; car l’intelligence consciente supérieure apparaît toujours la dernière, soit dans le développement de la série animale, soit dans le développement de l’homme. Mais, dans cette évolution, comment concevoir la formation du sens intime et le passage, si gradué qu’il soit, de l’intelligence inconsciente à l’intelligence consciente ? Est-ce un développement organique naturel et une intensité croissante des fonctions cérébrales qui fait jaillir l’étincelle de la conscience, restée à l’état latent, jusqu’à ce qu’une organisation assez perfectionnée puisse permettre sa manifestation, et est-ce pour cette raison que nous voyons la conscience se montrer d’autant plus lumineuse, plus active et plus libre qu’elle appartient à un organisme plus élevé, plus complexe, c’est-à-dire qu’elle coexiste avec des appareils intellectuels inconscients plus nombreux et plus variés ? En admettant que la science vienne confirmer ces opinions, nous n’en comprendrions pas mieux pour cela, au point de vue physiologique, l’essence de la conscience que nous ne pouvons comprendre, au point de vue chimique, l’essence du feu ou de la flamme. Le physiologiste ne doit donc pas trop s’arrêter, pour le moment, à ces interprétations ; il lui suffit de savoir que les phénomènes de l’intelligence et de la conscience, quelque inconnus qu’ils soient dans leur essence, quelque extraordinaires qu’ils nous apparaissent, exigent pour se manifester des conditions organiques ou anatomiques, des conditions physiques et chimiques qui sont accessibles à ses investigations, et c’est dans ces limites exactes qu’il circonscrit son domaine.

Partout, en effet, nous constatons une corrélation rigoureuse entre l’intensité des phénomènes physiques et chimiques et l’activité des phénomènes de la vie ; c’est pourquoi il nous est possible, en agissant sur les premiers, de modifier les seconds et de les régler à notre gré. De même que les autres phénomènes vitaux, les manifestations intellectuelles sont troublées, affaiblies, éteintes ou ranimées par de simples modifications survenues dans les propriétés physiques ou chimiques du sang : il suffit de vicier ce liquide nourricier en y introduisant des anesthésiques ou certaines substances toxiques pour faire aussitôt naître le délire ou disparaître la conscience. La pensée libre, pour se manifester, exige la réunion harmonique dans le cerveau de toutes ces conditions organiques, physiques et chimiques. Comment comprendre, en effet, la folie qui supprime la liberté, si on ne l’envisageait comme un trouble survenu dans ces conditions ?

La tendance de la physiologie moderne est donc bien caractérisée ; elle veut expliquer les phénomènes intellectuels au même titre que tous les autres phénomènes de la vie, et, si elle reconnaît avec raison qu’il y a des lacunes plus considérables dans nos connaissances, relativement aux mécanismes fonctionnels de l’intelligence, elle n’admet pas pour cela que ces mécanismes soient par leur nature ni plus ni moins inaccessibles à notre investigation que ceux de tous les autres actes vitaux.

Là, comme partout, les propriétés matérielles des tissus constituent les moyens nécessaires à l’expression des phénomènes vitaux ; mais, nulle part, ces propriétés ne peuvent nous donner la raison première de l’arrangement fonctionnel des appareils. La fibre du muscle ne nous explique, par la propriété qu’elle possède de se raccourcir, que le phénomène de la contraction musculaire ; mais cette propriété de la contractilité, qui est toujours la même, ne nous apprend pas pourquoi il existe des appareils moteurs différents, construits les uns pour produire la voix, les autres pour effectuer la respiration, etc. ; et, dès lors, ne trouverait-on pas absurde de dire que les fibres musculaires de la langue et celles du larynx ont la propriété de parler ou de chanter, et celle du diaphragme la propriété de respirer ? Il en est de même pour les fibres et cellules cérébrales ; elles ont des propriétés générales d’innervation et de conductibilité, mais on ne saurait leur attribuer pour cela la propriété de sentir, de penser ou de vouloir.

Il faut donc bien se garder de confondre les propriétés de la matière avec les fonctions qu’elles accomplissent. Les propriétés de la matière n’expliquent que les phénomènes spéciaux qui en dérivent directement. Dans les œuvres de la nature et dans celles de l’homme, les propriétés matérielles ne restent point isolées, elles sont groupées dans des organes et dans des appareils qui les coordonnent dans un but final de fonction.

En un mot, il y a dans toutes les fonctions du corps vivant, sans exception, un côté idéal et un côté matériel. Le côté idéal de la fonction se rattache par sa forme à l’unité du plan de création ou de construction de l’organisme, tandis que son côté matériel répond, par son mécanisme, aux propriétés de la matière vivante. Les types des formations organiques ou fonctionnelles des êtres vivants sont développés et construits sous l’influence de forces qui leur sont spéciales ; les propriétés de la matière organisée se rangent toutes, au contraire, sous l’empire des lois générales de la physique et de la chimie ; elles sont soumises aux mêmes conditions d’activité que les propriétés de la matière minérale avec lesquelles elles sont en relations nécessaires et probablement équivalentes.

Les manifestations de l’intelligence ne constituent pas une exception aux autres fonctions de la vie ; il n’y a aucune contradiction entre les sciences physiologiques et métaphysiques ; seulement elles abordent le même problème de l’homme intellectuel par des côtés opposés. Les sciences physiologiques rattachent l’étude des facultés intellectuelles aux conditions organiques et physiques qui les expriment, tandis que les sciences métaphysiques négligent ces relations pour ne considérer les manifestations de l’âme que dans la marche progressive de l’humanité ou dans les aspirations éternelles de notre sentiment.

Nous croyons donc pouvoir conclure qu’il n’y a réellement pas de ligne de séparation à établir entre la physiologie et la psychologie.

La physiologie, comme nous l’avons dit en commençant, remonte naturellement vers les sciences philosophiques, et elle sert de point d’appui immédiat à la psychologie. Elle est appelée en outre à concourir au bien-être physique de l’homme en devenant la base scientifique de l’hygiène et de la médecine ; dans cette direction, la physiologie expérimentale se constitue rapidement et prend sa place parmi les sciences définies. Partout, aujourd’hui, les gouvernements aident cette jeune science de la vie dans ses moyens de développement, et elle reçoit, en même temps, de toutes parts, des encouragements et des marques éclatantes d’intérêt de la part des souverains.

Les travaux de M. Flourens viennent nous montrer aussi la physiologie dans ses rapports avec la médecine. En étudiant le rôle du périoste dans la formation des os, il a ouvert une voie que la chirurgie moderne a développée par d’importantes recherches et fécondée par d’heureuses applications. En 1861, l’Académie des sciences, voulant donner une impulsion décisive à la question de la régénération des os par le périoste, qui intéresse toute la chirurgie et plus particulièrement encore la chirurgie militaire, proposa sur ce sujet un grand prix de 10,000 francs qui fut porté à 20,000 francs par la libéralité de l’Empereur.

Il y a vingt-deux ans, la découverte de l’anesthésie par l’éther nous arriva du nouveau monde et se propagea rapidement en Europe. M. Flourens constata le premier les effets plus actifs du chloroforme, qui fut bientôt substitué à l’éther. Il a ainsi attaché son nom à cette importante découverte dont il a contribué à répandre les bienfaits.

Dans son ouvrage si populaire sur la longévité humaine, M. Flourens a cru pouvoir encore s’appuyer sur la physiologie pour promettre à l’homme un siècle de vie normale.

Aux qualités du savant, M. Flourens joignait les qualités de l’écrivain, Par ce côté encore il a rendu service à la physiologie, il a inspiré le goût de cette science et l’a fait aimer d’un public qui, sans lui peut-être, ne l’eût jamais connue. Il a popularisé ainsi la physiologie sans s’abaisser et l’a rendue accessible à tous par le charme du style. Sans devancer le jugement que portera tout à l’heure, sur le mérite littéraire de M. Flourens, l’une des voix les plus dignes et les plus compétentes, qu’il me soit permis de dire que l’éloquence du savant, c’est la clarté ; la vérité scientifique dans sa beauté nue est toujours plus lumineuse, que parée des ornements dont notre imagination tenterait de la revêtir.

À la fois savant, écrivain, professeur et doublement académicien, M. Flourens eut une vie des mieux remplie. Il devint un des physiologistes les plus renommés et les plus populaires de son temps ; il dut moins encore cet éclat à son ascendant sur la jeunesse qu’à son talent d’écrivain et à la diffusion de ses travaux parmi les gens du monde. Il se consacrait entièrement à ses devoirs d’académicien et de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Il était chez lui comme dans une retraite. Absorbé par ses recherches et emporté par ses idées, il s’identifiait avec les grands hommes dont il traçait l’histoire scientifique ; il habitait au Muséum d’histoire naturelle l’appartement de Buffon et s’y inspirait du souvenir de son génie.

M. Flourens parcourut une heureuse carrière, sans éprouver les luttes pénibles ni les déceptions amères qui trop souvent aigrissent et découragent l’âme. Une volonté ferme, orientée dans ses desseins par un caractère droit, un esprit élevé, secondée par une heureuse habileté et soutenue par un grand travail, le fit arriver à la renommée qu’il avait rêvée dès sa jeunesse. Il jouissait des honneurs en remplissant les devoirs de ses nombreuses fonctions ; mais au foyer domestique il retrouvait le calme et le repos si nécessaires au savant qui travaille. Sa compagne si dévouée, si digne de le comprendre et de l’apprécier, s’était identifiée à sa vie intellectuelle qu’elle agrandissait en lui dissimulant les soucis mêmes de l’existence. Il en était pénétré quand il répétait : « J’ai le cerveau trop occupé, il faut me faire vivre, » mais il ne goûta les douceurs de la vie intime que lorsqu’il devait bientôt les quitter. Quand la maladie l’eut forcé à une retraite complète, il disait avec quelque amertume : « Que n’ai-je plus tôt pensé à jouir de la vie de famille au lieu de la sacrifier pour d’autres qui déjà ne pensent plus à moi ! » M. Flourens fut affecté d’une paralysie qui s’empara successivement des organes de son corps ; il avait parfaitement conscience de son état, et, dès que le mal ne lui permit plus d’être maître de sa parole et de ses idées, il cessa de paraître dans les académies. Il suivait les progrès du mal sans que sa sérénité d’esprit en fût atteinte ; il s’éteignit graduellement et mourut à Montgeron, près Paris, le 6 décembre 1867.

M. Flourens fut un physiologiste expérimentateur ; mais son nom se place aussi parmi ceux des savants qui ont abordé les généralités scientifiques.

Quelles sont les limites des sciences, de quelle nature sont les rapports qui les unissent ? Ces questions restent en quelque sorte toujours présentes, et elles ont été de tout temps l’objet des méditations des esprits éminents.

On ne saurait fixer le nombre des sciences parce qu’elles sont le résultat du morcellement successif des connaissances humaines, par notre esprit borné, en une foule de problèmes séparés. Néanmoins on a distingué deux ordres de sciences : les unes partant de l’esprit pour descendre dans les phénomènes de la nature, les autres partant de l’observation de la nature pour remonter à l’esprit. Leur point de départ est différent, mais le but est le même : la recherche et la découverte de la vérité. Ce sont les ténèbres de notre ignorance qui nous font supposer des limites entre ces deux ordres de sciences.

Dans l’étude des sciences, notre raison se débat entre le sentiment naturel qui nous emporte à la recherche des causes premières et l’expérience qui nous enchaîne à l’observation des causes secondes. Toutefois les luttes de ces systèmes exclusifs sont inutiles, car, dans le domaine de la vérité, chaque chose doit avoir nécessairement son rôle, sa place et sa mesure.

Notre premier sentiment a pu nous faire croire qu’il nous était possible de construire le monde à priori, et que la connaissance des phénomènes naturels, en quelque sorte infuse en nous, s’en dégagerait par la seule force de l’esprit et du raisonnement. C’est ainsi qu’une École philosophique célèbre en Allemagne, au commencement de ce siècle, est arrivée à dire que la nature n’étant que le résultat de la pensée d’une intelligence créatrice, d’où nous émanons nous-mêmes, nous pouvions, sans le secours de l’expérience, et par notre propre activité intellectuelle, retrouver les pensées du créateur. C’est là une illusion. Nous ne pourrions pas même concevoir ainsi les inventions humaines, et, s’il nous a été donné de connaître les lois de la nature, ce n’est qu’à la condition de les déduire par expérience de l’examen direct des phénomènes, et non des seules conceptions spéculatives de notre esprit.

La méthode expérimentale ne se préoccupe pas de la cause première des phénomènes qui échappe à ses procédés d’investigations ; c’est pourquoi elle n’admet pas qu’aucun système scientifique vienne lui imposer à ce sujet son ignorance, et elle veut que chacun reste libre dans sa manière d’ignorer et de sentir. C’est donc seulement aux causes secondes qu’elle s’adresse, parce qu’elle peut parvenir à en découvrir et à en déterminer les lois, et celles-ci, n’étant que les moyens d’action ou de manifestation de la cause première, sont aussi immuables qu’elle, et constituent les lois inviolables de la nature et les bases inébranlables de la science.

Mais nos recherches n’ont point atteint les bornes de l’esprit humain ; limitées par les connaissances actuelles, elles ont au-dessus d’elles l’immense région de l’inconnu qu’elles ne peuvent supprimer sans nuire à l’avancement même de la science.

Le connu et l’inconnu, tels sont les deux pôles scientifiques nécessaires. Le connu nous appartient et se dépose dans l’expérience des siècles. L’inconnu seul nous agite et nous tourmente, et c’est lui qui excite sans cesse nos aspirations à la recherche des vérités nouvelles dont notre sentiment a l’intuition certaine, mais dont notre raison, aidée de l’expérience, veut trouver la formule scientifique.

Ce serait donc une erreur de croire que le savant qui suit les préceptes de la méthode expérimentale doive repousser toute conception à priori et imposer silence à son sentiment pour ne plus consulter que les résultats bruts de l’expérience. Non, les lois physiologiques qui règlent les manifestations de l’intelligence humaine ne lui permettent pas de procéder autrement qu’en passant toujours et successivement par le sentiment, la raison et l’expérience ; seulement, instruit par de longues déceptions et convaincu de l’inutilité des efforts de l’esprit réduit à lui-même, il donne à l’expérience une influence prépondérante et il cherche à se prémunir contre l’impatience de connaître qui nous pousse sans cesse vers l’erreur. Il marche avec calme et sans précipitation à la recherche de la vérité ; c’est la raison ou le raisonnement qui lui sert toujours de guide, mais il l’arrête, le retient et le dompte à chaque pas par l’expérience ; son sentiment obéit encore, même à son insu, au besoin inné qui nous fait irrésistiblement remonter à l’origine des choses, mais ses regards restent tournés vers la nature, parce que notre idée ne devient précise et lumineuse qu’en retournant du monde extérieur au foyer de la connaissance qui est en nous, de même que le rayon de lumière ne peut nous éclairer qu’en se réfléchissant sur les objets qui nous entourent.