Discours de réception de Charles-Marie de La Condamine

Le 12 janvier 1761

Charles-Marie de LA CONDAMINE

M. de La Condamine, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Vauréal, évêque de Rennes, y est venu prendre séance le lundi 12 janvier 1761, et a prononcé le discours qui suit :

De l’universalité
de la langue françoise

     

Messieurs,

Permettez-moi de supprimer l’expression des sentimens dont mon cœur est rempli. Ces voûtes retentissent depuis plus d’un siècle des remercîmens des hommes les plus illustres et des plus beaux génies de la nation : Après tout ce que leur a dicté la reconnoissance, pourriez-vous être flattés des témoignages de la mienne ?

L’honneur de vous appartenir est l’objet des vœux secrets de tout François qui se dévoue aux lettres en quelque genre que ce soit. L’écrivain le plus applaudi par la voix de la renommée, croit qu’il manque encore quelque chose à sa gloire, tant qu’il n’est pas appelé dans le sein de cette compagnie, l’unique en Europe, où les rangs et les dignités ne donnent aucune prééminence, où les titres disparoissent, où le mérite seul attire et fixe l’attention.

Le désir de partager ces avantages est commun au Poète, à l’Orateur, à l’Historien, au Philosophe, au Mathématicien. Mais si les Corneilles, les Bossuets, les Pélissons, les Fontenelles, les Maupertuis, se sentirent honorés d’un choix qui perpétuoit votre gloire en augmentant la leur, jugez, Messieurs, combien je suis touché de la grace qui m’élève aujourd’hui jusqu’à vous.

Cet honneur ne me fait point illusion, et je sens tout le prix de votre indulgence. Vous n’avez pas voulu qu’une infirmité contractée dans le cours de travaux Académiques, me privât de la distinction la plus flatteuse à laquelle je puisse aspirer. Vos faveurs me mettent en droit de me comparer à ces guerriers que des blessures reçues au service de l’état, n’excluent point du degré suprême des honneurs militaires.

Peut-être avez-vous pensé, Messieurs, que la comparaison réfléchie de plusieurs langues, dont je dois la connoissance à mes longs voyages, avoit pu me donner quelques lumières sur la mienne. Par-tout où j’ai trouvé des hommes, j’ai rencontré vos ouvrages. J’ai vu dans le centre de l’Amérique ceux du Nestor que notre siècle dispute au siècle précédent, faire la lecture ordinaire et les délices des jeunes personnes qui s’étoient rendu notre langue familière. Par tout examinant la ressemblance et la diversité des sons employés par les différens peuples pour exprimer nos idées, je croyois apercevoir des traces d’une langue primitive, dont toutes les autres ne seroient que des dialectes, et dont la plus philosophique étoit celle que vous avez perfectionnée.

Cette justesse d’expression qu’on admire dans la langue Françoise, cette précision, cette élégance, ce goût qui proscrit l’enflure, les jeux de mots, les métaphores outrées et les trop longues périodes, cette construction nette qui suit le fil des idées, qui porte la clarté dans les spéculations les plus abstraites : tous ces avantages qui semblent distinguer notre idiome ne sont point ce qu’on appelle abusivement le génie de la langue. Il est prouvé que c’est le résultat des réflexions des grands écrivains qui l’ont maniée : En un mot, Messieurs, c’est votre ouvrage.

Quelle étoit en effet la langue Françoise avant l’institution de l’Académie ? En quoi se distinguoit des autres langues, celle qu’il étoit question, suivant le projet de votre établissement1, de tirer du nombre des langues barbares ? et quelle autre l’emporte sur elle depuis que ce dépôt vous est confié. Telle est, à compter de cette époque, la multitude d’excellens ouvrages en tout genre qu’a produits notre langue, que les étrangers se sont vus forcés de l’apprendre, par l’impossibilité d’égaler en traduisant, la rapidité avec laquelle les chef-d’œuvres se succédoient en françois.

Toutes ces faits sont si publics, que l’envie même ne peut feindre de les ignorer, elle seroit démentie par le cri des Nations.

Me sera-t-il permis, Messieurs, d’interrompre un concert de louanges si justement méritées, pour vous exposer les regrets de la plus grande partie de l’Europe ? C’est trop peu dire : Je suis témoin que les étrangers qui cultivent la langue Françoise dans l’ancien et le nouveau monde, se plaignent unanimement de votre modestie, qui les empêche d’attendre la résolution complète de leurs doutes, du seul tribunal dont ils reconnoissent l’autorité. Ils s’étonnent qu’une compagnie instituée pour polir et perfectionner notre langue, se borne à se donner pour témoin d’un usage souvent incertain, quelquefois vicieux, et presque toujours bizarre, tandis qu’elle pourroit le diriger et le fixer ; à plus forte raison arrêter les progrès des abus qui n’ont pas encore entièrement prévalu. Ils prétendent qu’on ne peut contester aux meilleurs écrivains de la nation réunis, le droit d’adopter, de créer même des mots nouveaux, quand ils sont nécessaires. Ils avouent que votre réserve pouvoit avoir quelque fondement, tant que la langue Françoise n’appartenoit qu’à la France, mais ils soutiennent qu’aujourd’hui qu’elle domine dans la plupart des Cours de l’Europe, qu’elle est devenue la langue des négociations et des traités ; en un mot, le lien de la correspondance des nations, l’Académie ne peut plus refuser de prononcer sur les questions indécises, sûre que ses jugemens seront respectés, et serviront de barrière contre l’abus des exemples, qui ne sert qu’à perpétuer les erreurs.

Écho de mille voix qui n’ont pu parvenir jusqu’à vous, j’ai cru, Messieurs, que ces réflexions méritoient de vous être communiquées.

Sans doute elles sont plus dignes de votre attention que les déclamations vagues de ces esprits superficiels, qui ne sentent ni l’importance, ni l’étendu, ni la noblesse de vos occupations.

La métaphysique des langues vous appartient de droit, et elle est si vaste qu’on y réduiroit peut-être toute la métaphysique des sciences humaines. Mais sans remonter si haut, votre art est l’art de parler et d’écrire ; l’art en un mot de communiquer ses idées, art qui distingue l’homme en société de l’homme sauvage et solitaire : art le premier et le plus nécessaire de tous, puisque tous les autres le supposent.

Un peuple, dont la langue manque de termes et de tours, est incapable de faire des progrès en aucun genre : chez lui les arts et les talens se borneront à l’imitation la plus grossière. Si, parmi le peuple, quelqu’un inspiré par un heureux génie, a le germe d’une idée neuve, elle doit infailliblement avorter sur ses lèvres, faute de signes représentatifs pour l’exprimer et la faire passer dans l’esprit des autres. Donnez à cet homme les moyens de la développer, ce qu’il a pensé va devenir propre à celui qui l’écoute ; de nouvelles idées vont naître qui, bien rendues, approuvées ou contredites, en feront éclore ailleurs un grand nombre d’autres. Par cette communication, la sphère de vos perceptions s’étend, le trésor des connoissances humaines s’accroît ; tel esprit qui n’avoit rien produit s’ouvre ; il devient susceptible de culture ; le fonds s’améliore, et rendra bientôt au centuple.

L’homme le plus fertile en idées, s’il ne sait pas les produire au-dehors, est une espèce de muet inutile à la société. Qu’il acquière le talent de s’exprimer avec énergie, il deviendra capable de perfectionner les Arts et les Sciences, à proportion du degré de lumière qu’il y répandra par ses écrits.

Et qu’on ne dise pas que le sciences qu’on nomme exactes ne sont pas de votre ressort. Tous les genres d’écrire vous appartiennent. Depuis quand Uranie et Calliope ont-elle cessé d’être sœurs ? Vous êtes institués, Messieurs, et j’en atteste vos lettres d’établissement, pour rendre le langage François, non-seulement élégant, mais capable de traiter de tous les Arts et de toutes les Sciences2, et vous y avez réussi. La matière est-elle abstraite, vous la rendez sensible ; obscure, vous l’éclairez en la présentant sous le jour le plus favorable ; compliquée, vous enseignez à la décomposer ; hérissée d’épines, vous la parez de fleurs. N’est-ce pas chez vous que l’illustre Fontenelle puisa cet heureux talent qui seul l’eût immortalisé ? Ce ne fut que huit ans après son adoption parmi vous, qu’il devint secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences. C’est à ses ingénieux et solides extraits que cette compagnie dont je ne prononce le nom qu’avec respect, doit une grande partie de sa gloire et de la réputation dont elle jouit en Europe. Son immense collection de savans mémoires étoit un trésor enfoui ; c’étoit du moins une mine profonde que peu de gens savoient fouiller. M. de Fontenelle en tira l’or le plus pur, et sa main libérale sut le répartir entre tous ses lecteurs. Le génie de l’historien futur des Sciences avoit percé dans ses premiers ouvrages, et ne vous avoit pas échappé. L’auteur de la Pluralité des mondes auroit-il eu moins de droit à vos suffrages, que l’auteur de Thétis et Pélée ?

       

  1. Projet d’établissement de l’Académie françoise. (Voyez son Histoire, par Pélisson, pag. 2).
  2. Projet d’établissement de l’Académie françoise (Voyez son Histoire, par Pélisson, pag. 37).