Discours de réception de Charles Lacretelle Jeune

Le 7 novembre 1811

Charles LACRETELLE Jeune

M. de LACRETELLE le jeune, ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise à la place de feu M. ESMÉNARD, y vint prendre séance le jeudi 7 novembre 1811, & prononça le Discours qui suit.

    

Messieurs,

Pourquoi faut-il qu’une cérémonie si touchante ait quelque chose de funèbre ! Un éloquent interprète de vos sentiments s’exprimait ainsi en répondant à un jeune récipiendaire qui venait d’honorer la mémoire d’un vieillard, son prédécesseur. Quel était ce récipiendaire ? Celui de vos collègues que je suis appelé à remplacer. Quand vous l’entendiez vous remercier d’un bonheur qui semblait commencer pour lui une nouvelle existence ; quand vous admiriez le talent flexible avec lequel il acquittait des devoirs que la reconnaissance inventerait, s’ils n’étaient pas prescrits par vos usages, quels nouveaux succès ne promettiez-vous pas à l’auteur du poëme de la Navigation ? Un événement funeste a détruit vos espérances. Je n’ose encore vous le retracer. Préoccupés de la fin cruelle de votre collègue, vous ne pourriez plus entendre l’expression de ma reconnaissance. Avant de payer le tribut que je dois à M. Esménard, je vais vous offrir un tableau ou plutôt une esquisse de l’état actuel de notre littérature. J’éviterai d’occuper trop longtemps votre attention ; mais n’ai-je pas à craindre de la fatiguer par la diversité des objets que je dois parcourir ?

J’oserai m’arrêter quelquefois sur des considérations qui vous touchent personnellement, et montrer toutes les forces qu’ajoutent au talent ces honorables amitiés qui subsistent entre des rivaux, et qui sont accrues par cette rivalité même. Que ne dois-je pas à l’attachement de plusieurs d’entre vous, et à votre bienveillance générale ? Par combien de conseils éclairés, par quels encouragements flatteurs vous avez su me rendre utile ce temps d’épreuves pendant lequel je m’approchais toujours davantage du but de mes travaux, ou plutôt de ce point où je puis les continuer avec plus de confiance et de succès ! J’aimais surtout à vous entendre m’entretenir de mon frère, et du plaisir que vous auriez à le récompenser deux fois en me nommant votre collègue et le sien. Il me semble que vous acquittez envers lui une dette ; mon émotion redouble par la sienne. Je suis heureux qu’il ait à se féliciter en ce jour de m’avoir communiqué l’amour des lettres, et de m’avoir inspiré, par son exemple, les sentiments qui doivent s’allier à vos paisibles et bienveillantes études.

Quel est le critique obstiné, quel est le censeur morose qui, dans sa nullité dédaigneuse, oserait aujourd’hui représenter la littérature française comme étant encore dans l’état de confusion et d’anarchie où nos orages politiques l’avaient précipitée ? Il semble qu’un demi-siècle nous sépare de ces années où la déraison se reproduisait sous tant de formes ridicules ou odieuses. Les premiers soins ont dû être donnés au rétablissement des barrières qu’on avait renversées. Ce n’étaient pas seulement l’éloquence et la poésie qu’il fallait rappeler à leurs lois, il fallait sauver la langue française et lui rendre sa pureté. Le voyageur qui, après avoir été battu de mille tempêtes, a le bonheur de rentrer dans l’héritage paternel, s’occupe moins de l’agrandir que de le bien cultiver.

Je me transporte par la pensée, Messieurs, au premier moment où, redevenus législateurs de la langue, vous prîtes la résolution de l’affranchir des acquisitions déplorables dont elle avait été surchargée par d’ignorants novateurs : le faux goût, vous êtes-vous dit, accuse notre langue de pauvreté, tandis qu’elle a l’orgueil de ne vouloir tenir ses conquêtes que du génie ; elle exprime ce qu’a de plus beau le caractère national ; on peut même dire qu’elle sert de frein à ce qu’il a de moins heureux ; ses lois immuables contiennent un peu la mobilité qui nous a été si souvent reprochée. Avant l’âge florissant de notre littérature, elle n’avait qu’un seul mérite, celui d’une naïveté gracieuse ; en acquérant de la majesté, elle a su conserver sa franchise. Le mensonge et la flatterie ont chez elle un air plus embarrassé que dans toutes les langues qui admettent un usage fréquent de l’hyperbole. Tout ce qui n’ajoute pas à sa véritable force nuit à sa candeur ; il faut la délivrer des créations stériles, soit de la médiocrité qui veut paraître originale, soit de la paresse qui élude les difficultés, soit, enfin, d’une licence qui dégrade ce qu’elle exagère.

Vos soins pour rendre à la langue son doux et noble caractère, étaient secondés par le mouvement général d’une nation qui, revenue à elle-même, s’étonnait d’avoir pu parler le langage de la haine et de la fureur. Les progrès rapides de la concorde furent attestés par le prompt oubli de tous les mots qui avaient fait naître nos divisions, et les avaient enfantées. Bientôt, grâce à vos sages leçons et aux bons exemples qui se sont multipliés, les inventions abjectes ou bizarres d’une audace sans génie ont fait place à des images aussi pures qu’élevées.

Il y avait encore à réparer des abus moins odieux, mais plus anciens. Si le bon goût ne fut pas perdu dans le dix-huitième siècle, il y fut souvent en péril. Une légèreté pleine de prétention le compromettait dans le moment même où paraissaient plusieurs chefs-d’œuvre faits pour en assurer l’empire. Il se formait un idiome chargé de toutes les futilités de la mode et de tous les raffinements du bel esprit, symbole de la corruption des mœurs, et qui, vainement flétri du nom de jargon, étendait ses ravages, sinon jusqu’à la cour même, au moins dans des cercles qui croyaient l’imiter. La comédie avait reçu ce froid poison ; les romans en étaient infectés. La poésie consacrée à l’amour s’interdisait le sentiment comme un ridicule vieilli, et la galanterie même, se déguisant sous les formes équivoques du persiflage, laissait douter si elle était un hommage on une insulte. Vous avez écrit, Messieurs, vous avez eu des élèves, des émules et cet idiome a disparu : nous ne le comprenons guère plus qu’on ne l’eût compris au siècle de Louis XIV.

Vous avez vu, Messieurs, un temps où la nation se calomniait elle-même, maudissait les penchants qui l’avaient entraînée, et reprochait aux lettres de l’avoir enivrée d’espérances trop cruellement démenties. Ceux qui mettaient leur étude à exaspérer ce ressentiment, ne cessaient de répéter que le génie et la sagesse avaient été bannis de, notre littérature, depuis cet âge fortuné qui commence à Corneille et à Pascal, et finit à Massillon. Ils affectaient de voir dans l’âge suivant une extravagante et funeste conspiration contre l’ordre social.

Combien était difficile alors la position de ceux qui devaient à la fois conserver l’héritage littéraire de ces deux grandes époques et en discuter les titres ! La meilleure manière de défendre les écrivains du dix-huitième siècle était de les juger. Ils ont provoqué un examen hardi de toutes choses. Le temps était venu de soumettre à un libre examen leurs principes, leur caractère et leur génie. Ce caractère fut noble, ce fut brillant : voilà ce qu’on est forcé de reconnaître, et ce que vous avez déjà obtenu pour la mémoire de ces écrivains, qui ont la singulière destinée d’être considérés comme législateurs.

La discussion de leurs principes est une tâche plus difficile ; elle est heureusement commencée. Pour la remplir dans son étendue, il faut séparer les maîtres de quelques-uns de leurs disciples ; faire un choix entre les doctrines diverses ; développer celles qui élèvent l’âme ; rejeter avec indignation celles qui la flétrissent ; ne rien perdre de ce qui avait été acquis pour l’humanité, et donner de nouvelles forces à l’amour de la patrie ; examiner, après l’expression, les décisions qui l’avaient devancée, reconnaître la puissance du temps, sans se presser de dire sur chaque question : Le temps a prononcé. Il faut enfin, au lieu de prolonger le combat insensé qu’on voulait établir entre deux siècles, indiquer tous les points par où le second s’est montré l’heureux continuateur du premier.

Il est beau de suivre, dans les chefs-d’œuvre de notre langue, une tradition de vérités utiles. Celui qui, pour combattre l’irréligion, emprunte les secours de Pascal, dédaignera-t-il le secours de J.-J. Rousseau pour confondre le matérialisme ? Les défenseurs de la tolérance ont-ils oublié ce qu’ils doivent à Fénelon ? Quand on a vu dans Polyeucte le christianisme persécuté, on aime à voir dans Alzire le christianisme qui condamne la persécution. À la faveur de cet esprit de concorde, que de découvertes ne fait pas une critique profonde ! Bossuet, dans son Discours sur l’histoire universelle, contemple, un moment, l’empire romain, et saisit les premières causes de son élévation et de sa chute ; mais, entraîné par des pensées religieuses, il abandonne trop tôt ces vastes aperçus. Montesquieu vient, donne à des idées fortes une nouvelle profondeur, et notre littérature s’agrandit d’un ouvrage dont l’antiquité n’offrait aucun modèle. Ce rapprochement n’est pas nouveau. Un de vos collègues, bien digne de révéler tous les secrets du talent, poëte harmonieux, orateur plein de noblesse, en traçant ce parallèle de Bossuet et de Montesquieu, a fourni un exemple de vos continuels efforts, pour concilier les maîtres dont vous êtes les disciples reconnaissants et les juges respectueux.

Les années qui ont précédé nos discords avaient été fécondes en ouvrages d’une inspiration plus douce et plus heureuse que beaucoup d’ouvrages antérieurs. Les Études de la Nature, où M. Bernardin de Saint-Pierre rappelait les couleurs de J.-J. Rousseau et de Fénelon, en créant à son tour des couleurs nouvelles ; le Voyage du Jeune Anacharsis, qui nous fit l’illusion d’un trésor trouvé dans les ruines de la Grèce ; le poëme des Jardins, brillant prélude des grandes productions par lesquelles M. Delille devait signaler notre renaissance littéraire ; la belle tragédie d’Œdipe chez Admète, qui reproduit avec tant de profondeur le pathétique de Sophocle ; les élégies passionnées, où respire l’heureux abandon de Tibulle ; les comédies, où Collin-d’Harleville faisait cesser le règne de l’affectation, et, sans peindre fortement les vices des hommes, peignait avec grâce leurs travers les plus innocents, j’oserais presque dire les plus aimables ; une autre comédie, où l’un de ses amis rappelait la gaieté et le style de Regnard ; les éloges de Molière, de Fontenelle et de Montausier ; enfin, les leçons littéraires de deux excellents critiques, la Harpe et Marmontel, voilà ce qui avait illustré ces jours qu’on n’aurait jamais crus précurseurs de troubles si funestes.

Quand l’orage fut calmé, tous ces guides existaient encore, à l’exception de M. Marmontel et de M. l’abbé Barthélemy ; tous avaient redoublé de passion pour les lettres, au moment où elles étaient en péril, et où leur empire semblait bouleversé. Autour de chacun d’eux se formait un groupe d’élèves : ils accueillaient, ils remerciaient les jeunes auteurs qui avaient lutté contre le désastre littéraire. Ce premier moment où on se réunissait, rappelle mille souvenirs touchants ; c’est alors que se formaient des amitiés dont le temps a augmenté la force et développé les bienfaits.

On se savait un gré mutuel d’aimer avec plus de ferveur les lettres, tandis qu’une critique passionnée proclamait leur ruine ; on calomniait leur influence, tandis que des sociétés frivoles leur étaient infidèles. En espérant peu de gloire pour soi-même, on se faisait le défenseur de la gloire acquise par de grands écrivains. Chacun se regardait comme solidaire de l’ouvrage de son ami. Dans cette espèce de communauté, ceux qui suivaient un même genre, se convenaient le mieux. Collin-d’Harleville et son ami avaient augmenté leur société. L’auteur du Collatéral et de la Petite Ville, l’auteur du Mariage secret, celui du Tyran domestique et des Héritiers, étaient entrés dans leur aimable ligue, pour le retour de la gaieté française. Collin-d’Harleville était déjà frappé d’une maladie cruelle ; ses amis prolongeaient ses jours, en lui apprenant leurs succès.

La même intimité régnait entre les auteurs tragiques : un homme qui joignait à une certaine inflexibilité de caractère, une étonnante flexibilité d’esprit, tragique plein de force et d’effet ; quand il n’appliquait point à la scène les mouvements de la tribune, redoutable dans la satire, mais maniant cette arme plutôt par ressentiment que par instinct, et la déposant avec joie, fidèle aux bonnes doctrines littéraires, habile à les étendre, chaque fois qu’il avait à les exposer, M. Chénier, oubliait les agitations de sa vie auprès de ses rivaux, auprès des auteurs à qui la scène doit les Vénitiens, la Mort d’Abel et Agamemnon. Le soin de défendre notre littérature contre l’invasion des littératures étrangères, réunissait des hommes dont les opinions avaient été fort opposées. On a pu reconnaître alors que, si la culture des lettres n’exclut pas les passions, elle sait hâter le moment où celles-ci s’apaisent, et font place aux heureuses impulsions de la bienveillance et des sentiments généreux.

Des écrivains distingués ont été appelés à de grands emplois ; aucun d’eux n’a été le transfuge des lettres. Ils aiment à réclamer leur part de vos travaux particuliers. Leur vigilance, pour ce qui nous intéresse, s’unit quelquefois à celle de nos familles ; nous sentons qu’on nous aide, et non pas qu’on nous protège.

Voilà, Messieurs, les avantages qui, dès le commencement du nouveau siècle, favorisaient vos efforts. À ces inspirations que vous receviez, s’en joignait une bien. puissante ; c’était la reconnaissance pour le héros libérateur, qui semblait regarder les gens de lettres comme les auxiliaires naturels de ses projets de concorde. Bientôt de grands événements furent pour vous une source de méditations.

Durant nos troubles, nous étions plus oppressés qu’éclairés par les faits. Les soins trop inutiles qu’on prenait pour détourner l’orage ou pour y échapper, déconcertaient la méditation, ou la rendaient désespérante.

Le ciel est serein, c’est le moment d’observer. Les faits aujourd’hui sont de nature à développer, dans toute sa puissance, cet esprit d’observation qui me paraît être le caractère dominant de notre littérature actuelle. De la recherche du bien idéal nous avons été ramenés à celle du bien possible. L’un était plus séduisant, mais l’autre est plus prochain. L’un indiquait un champ plus vaste au génie, l’autre lui trace une route plus sûre. La philosophie embrasse moins d’idées collectives, et cherche des applications modestes, mais utiles. Elle renonce à une communication contagieuse avec la multitude, pour reprendre son commerce avec les sages.

Les merveilles du temps présent ont ennobli les temps reculés de la monarchie. Les poëtes ont reconnu avec joie que les époques brillantes ou de Charlemagne, ou de Philippe-Auguste, ou de saint Louis, sont susceptibles des grands effets de l’épopée. On invente des cadres divers pour retracer des tableaux héroïques. Après plusieurs siècles, les lettres françaises acquittent la dette de la patrie. Les beaux jours que nos aïeux ont pu compter, n’auront jamais été mieux célébrés que durant des jours beaucoup plus glorieux. Notre théâtre, d’heureux exemples en sont le présage, va s’agrandir par le tableau des mœurs chevaleresques, des caractères magnanimes et des catastrophes terribles que présentent nos annales.

Les historiens se préparent ; les malheurs, les passions et les exploits de leurs contemporains ont été pour eux une forte éducation. Témoins des révolutions de tant d’États divers, ils aperçoivent du premier coup d’œil des mobiles qu’autrefois on ne découvrait qu’avec les plus grands efforts de sagacité. Tout les avertit d’être simples ; ils auront à rendre croyables des faits prodigieux ; ce qu’ils voient doit leur donner cette élévation qu’on regardait comme l’attribut inimitable des anciens, et dont l’Histoire de Pologne, le Tableau de l’Europe pendant le règne de Frédéric-Guillaume, ou plutôt pendant la révolution française, offrent déjà de brillants modèles. Le plus beau monument de la biographie moderne a été élevé pour la vie la plus pure, celle de Fénelon.

On avait trop voulu donner de chaînes à l’imagination ; on devait s’attendre qu’elle les romprait avec un effort impétueux, et que, fatiguée de s’être laissé appauvrir, elle chercherait à paraître dans toute sa pompe. Pendant plusieurs années, la poésie avait eu la manie servile de vouloir suivre la marche des philosophes, et de se faire l’interprète de leurs maximes. Elle s’est enfin lassée d’un langage sévère, elle s’est souvenue de son antique alliance avec la peinture, et surtout elle a reconnu qu’elle était moins appelée à développer des pensées profondes qu’à retracer les passions. Notre poésie maintenant ose rivaliser de près avec celle des anciens, dans des traductions où l’exactitude s’unit à des couleurs animées, et n’empêche pas une grâce facile. À aucune époque, il n’a paru un aussi grand nombre de poèmes remarquables par l’harmonie et les richesses variées du style.

Il est un de ces, poèmes auquel vous avez assigné une place bien glorieuse, en le nommant après le poème de l’Imagination ; c’est celui où M. Esménard a chanté l’art dont Camoëns consacra l’une des plus grandes entreprises.

Heureux imitateur du poète portugais, M. Esménard en fut souvent l’heureux émule : il avait eu avec son modèle une autre conformité. Comme lui, il avait été longtemps errant et malheureux ; comme lui, il dut souvent craindre, au milieu des tempêtes, de périr avec le poème qui lui donnait des espérances d’immortalité. Quels moyens n’avait-il pas de peindre l’élément orageux, lui qui, dans un naufrage, avait été sauvé de la mort avec trois compagnons seulement ! C’était des rivages de la Grèce, et de ceux où furent Tyr et Carthage, qu’il retraçait avec tant d’art et de poésie la naissance de la navigation ; c’était de l’île où Christophe Colomb prit possession d’un nouveau monde, que, plein d’une indignation éloquente, il reprochait encore à l’Espagne la prison et les fers du grand homme. En passant six fois d’un hémisphère à l’autre, ne dut-il pas éprouver souvent les émotions qu’il avait à peindre, cette ardente curiosité des navigateurs, le besoin de s’illustrer, et même le regret de la patrie qui s’offre si souvent à leur âme, sans troubler leur énergique volonté ? Ainsi, chez M. Esménard, le voyageur inspirait le poëte ; la vue des objets qu’il avait à retracer ne lui permettait pas d’emprunter des couleurs d’une vérité douteuse. Un goût sûr, le sentiment de l’harmonie, ajoutaient le don précieux d’une élégance continue à la fidélité de ses précieux tableaux.

Enhardi par le succès mérité du poëme de la Navigation, M. Esménard avait formé l’entreprise de célébrer des exploits contemporains. C’était par des allégories difficiles à créer, et plus difficiles encore à rajeunir ; c’était par des allusions et des rapprochements historiques, s’il en est encore de possibles ; c’était surtout par la vérité de ses peintures, qu’il aurait franchi le grand écueil de son sujet : la monotonie de l’admiration.

Il avait vu l’Italie avant qu’elle fût le théâtre de nos miraculeuses victoires. Il était impatient de la revoir encore, et d’y observer les traces de notre héros. Cette occasion s’offrit à lui et vint l’arracher aux travaux qu’il partageait avec vous depuis si peu de temps : sa route était tracée depuis Montenotte jusqu’à Léoben. Il devait se détourner quelquefois pour visiter les champs de bataille qu’Annibal, que Gaston de Foix, que Catinat et le prince Eugène rendirent successivement fameux.

Le poëte qui se destine à l’épopée, doit vivre continuellement en présence des objets qui agrandissent sa pensée. Il doit se dégager des soins et des souvenirs indignes de sa belle préoccupation. L’Italie, encore riche de ses trophées antiques, et montrant partout les trophées de la France ; l’Italie qui, après avoir subi le sort des peuples qu’elle avait domptés, devint, sous le joug de différents maîtres, l’école des beaux-arts et le refuge du génie ; le mélange de ses ruines augustes et de ses jeunes monuments, voilà les tableaux qui s’offraient à M. Esménard, que tantôt il méditait avec recueillement, et que tantôt il observait avec un rapide enthousiasme. Il avait voulu visiter le tombeau de Virgile ; il revenait à Rome. Jamais, a dit le compagnon de ce fatal voyage ; jamais M. Esménard n’avait parlé avec plus de feu de ses projets, de ses espérances. Oh ! comme le terrain paraît sûr au poëte qui médite ! Comme tous les éléments lui semblent favorables ! « Muses propices, disait Horace, vous veillez toujours sur celui qui assiste à vos chœurs, qui boit l’eau pure des fontaines sacrées ; sous votre conduite, il traverse avec sécurité les sentiers escarpés du pays des Sabins. » Ce doux oracle du prince des lyriques devait donc être démenti presque aux mêmes lieux où il fut inspiré. C’est ici que je chercherais en vain des expressions propres à voiler l’horreur d’un événement funeste. Toutes les circonstances d’une mort si cruelle sont présentes à votre esprit. Songez, Messieurs, pour adoucir l’horreur de cette impression, que M. Esménard mourant n’a pas fait en vain des vœux pour sa famille, et que vous-mêmes, par le jugement que vous aviez porté sur son poëme de la Navigation, vous avez érigé un monument durable à sa mémoire.

L’entreprise imposante qu’avait conçue M. Esménard ne sera point abandonnée ; d’autres poëtes viendront observer, après lui, ce long sillon de gloire qu’un héros a tracé depuis Montenotte jusqu’à Léoben. Ils chanteront les campagnes d’Italie, qui furent le premier gage de notre salut et le commencement de nos grandes destinées ; d’autres chercheront à retracer les exploits dont les bords du Nil, du Jourdain, de l’Elbe, de l’Oder, du Danube et de la Vistule, montrent d’éclatants témoignages.

Une moisson non moins riche attend ceux qui exposeront les travaux bienfaisants, les lois, les institutions, les ouvrages immortels de Napoléon le Grand. Les gens de lettres reçoivent autant d’inspirations que de bienfaits sous le règne d’un prince qui a créé plus de monuments qu’Auguste, dans le temps où il remportait plus de victoires que Jules, César.