Discours de réception de Charles de Freycinet

Le 10 décembre 1891

Charles de FREYCINET

M. Charles de Freycinet, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Émile Augier, y est venu prendre séance le jeudi 10 décembre 1891, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Il n’est pas de figure plus intéressante à étudier et plus originale que celle de l’illustre confrère dont la perte est si vivement ressentie parmi vous. Tout en lui attire l’attention : et la nature de ses œuvres, et l’action considérable qu’il a eue sur ses contemporains, et l’éclat d’une fortune dont l’histoire des lettres offre bien peu d’exemples. À l’âge, en effet, où tant d’autres cherchent encore leur voie, il était déjà célèbre, et, il l’était devenu du premier coup, sans effort. Nul n’avait préparé son succès, et il semblait que chacun y fût acquis d’avance. Puis, pendant plus de quarante ans, alors que l’opinion est si féconde en retours, il l’a trouvée constamment fidèle et il n’a connu aucune des amertumes qui accompagnent la renommée. Enfin, au lendemain de sa mort, devançant la marche du temps, il apparaît dans une sorte de lointain, au-dessus des compétitions et des luttes, en possession d’une gloire consacrée désormais par la postérité.

Une telle destinée est rarement promise au talent seul. Elle suppose d’ordinaire, à un égal degré, les qualités du cœur et l’élévation du caractère, sans lesquelles le talent est souvent arrêté dans son essor. Émile Augier avait tous ces dons réunis. Il n’était pas seulement un poète et un écrivain, mais il était aussi, et avant tout, un moraliste et un philosophe, un homme de bien et un penseur profond. Il s’est servi du théâtre comme d’un moyen souverain pour mettre en relief certaines idées maîtresses et les répandre sous la forme où elles pouvaient être le plus aisément acceptées. Le succès purement littéraire a toujours été sa moindre préoccupation ; il le rencontrait sans le chercher. Ce qu’il poursuivait ardemment, c’était le succès moral, c’est-à-dire le triomphe de la vérité et l’amélioration du milieu social.

Cette tendance était si marquée chez lui, qu’elle s’observe jusque dans la partie de sa vie qui échappait aux regards, dans la partie méditative et solitaire, qui ne s’est pas traduite en écrits pour le dehors, et dont seuls ont eu connaissance quelques intimes, ou dont témoignent des notes éparses pieusement recueillies. On y voit qu’Émile Augier était dévoré de la passion du bien en toutes choses, qu’aucun problème ne lui était étranger et que la politique même, dans ce qu’elle a d’organique et de fondamental, attirait ses recherches, comme pouvant exercer une influence considérable sur le sort de ses concitoyens. Il existe à cet égard quelques pages très curieuses, dont j’aurais hésité à parler, si lui-même ne s’en était souvenu dans une de ses préfaces et si elles ne lui faisaient d’ailleurs le plus grand honneur.

On sait qu’Émile Augier était reçu avec beaucoup de bienveillance par l’Empereur, mais on ignore généralement que de ces rapports était résulté, entre le poète et le souverain, une véritable collaboration dans le domaine politique. Augier poussait vers les solutions libérales et démocratiques. Profondément imbu de la nécessité de faire fonctionner le suffrage universel d’une façon sincère et d’assurer la fidèle représentation du pays, il caressait l’idée d’une révision constitutionnelle, destinée, pensait-il, à augmenter la stabilité du pouvoir et à écarter l’éventualité des changements révolutionnaires. L’Empereur n’était pas éloigné d’entreprendre cette réforme, et il y eut un moment, vers 1869, où un grand acte, bien peu soupçonné du public, fut près de s’accomplir. Dans l’organisation projetée, l’Institut jouait un rôle des plus importants, et qui pourrait s’en étonner ? Émile Augier avait été vivement impressionné en pénétrant dans votre Compagnie. Il admirait le rayonnement que l’Institut, avec ses cinq classes, projette sur toutes les branches du savoir humain. Il suivait vos travaux depuis douze ans et connaissait les richesses intellectuelles que renferme ce palais ; il s’était demandé si une pareille force, dont l’action est si puissante pour développer les progrès de l’esprit, ne pourrait pas être utilisée dans la conduite des affaires du pays, et si, à ce point de vue, elle n’était pas susceptible, dans un régime sagement pondéré, de rendre des services encore plus signalés à la société française.

L’homme d’esprit, dont le public admirait la verve, formulait sur les conditions du gouvernement des pensées tout à fait dignes d’un homme d’État. À l’époque des candidatures officielles, il avait la sagesse de dire : « Pourquoi ne sentons-nous pas sous nos pieds un terrain solide ? C’est que, depuis l’écroulement du droit divin, l’ordre ne peut se fonder que sur le consentement des hommes, c’est-à-dire sur le principe de la souveraineté nationale ; or, la souveraineté nationale n’a que deux manières de fonctionner : le choix d’une forme de gouvernement, et la participation du pays par ses représentants aux actes du gouvernement choisi. Et si les représentants du pays ne le représentent pas, que devient la seconde et peut-être la plus importante fonction de la souveraineté nationale ? Une fiction aussi dangereuse pour le pays que pour le pouvoir ; et notre seule base possible reste à l’état de sable mouvant toujours prêt à s’effondrer aux moindres piétinements de la liberté. » Ces paroles, imprimées avant les agitations de 1869, étaient prophétiques. Il les accentuait encore : « La ligne la plus courte d’un gouvernement à une révolution, c’est une majorité sans lien avec le pays : elle ne fait illusion qu’au pouvoir ; elle lui dissimule la divergence croissante entre l’opinion et lui ; elle le confirme dans la fausse route et le rassure jusqu’au bord du fossé, aussi incapable alors de le soutenir qu’elle l’a été de l’éclairer. — Les révolutions ne sont que des malentendus : il n’est pas un souverain assez ennemi de lui-même pour se séparer volontairement de l’opinion publique ; en sorte qu’on peut avec la même certitude assurer, quand un gouvernement tombe, que la représentation nationale était fictive, et prédire, quand la représentation nationale est fictive, que le gouvernement tombera. » Il était impossible de déterminer, avec plus de clairvoyance et d’autorité, les causes qui devaient amener la fin du régime impérial.

Les papiers intimes d’Émile Augier montrent à quel point les problèmes politiques ont absorbé son esprit. Lui-même en fait l’aveu dans l’avant-propos de la Question électorale : « Ce travail, dit-il, est fait depuis longtemps, sauf quelques modifications légères. Il est le résumé d’une série d’études et, qu’on me permette le mot, de méditations dont on retrouvera aisément les traces dans mes dernières comédies. » À la vérité, il en parlait peu, même avec ses amis. Il éprouvait une sorte de confusion à laisser voir que le poète, le littérateur s’échappait fréquemment de son domaine reconnu. Dans un pays où les aptitudes sont classées et catégorisées par l’opinion, et où il semble qu’être qualifié dans une branche, c’est être, disqualifié pour les autres, Émile Augier se sentait emprisonné par sa propre célébrité. Il s’appliquait donc à se renfermer, aux yeux de tous, dans les travaux de son art, et c’est presque s’excusant qu’il publia son mémoire, « comprenant très en bien, dit-il, qu’il n’avait pas qualité pour entretenir le public de ces graves matières ».

Il appartient à la postérité de rectifier cette appréciation trop modeste et d’embrasser, dans son jugement, Émile Augier tout entier, avec ses aptitudes, diverses ; elle doit le voir pénétrant à la fois dans l’art et la philosophie, tour à tour brillant et profond, et portant le flambeau sur le travers de l’esprit humain, comme sur les besoins, les misères, les aspirations, qui travaillent les sociétés modernes. Son théâtre, malgré sa forme vive et légère, a moins pour but d’offrir une récréation que d’être une école sérieuse où toutes les classes peuvent trouver leur enseignement. Depuis le jeune viveur et la femme perdue jusqu’au grave magistrat et à l’honnête mère de famille, depuis le salon frivole jusqu’à l’atelier laborieux, depuis l’artiste jusqu’à l’ingénieur ou jusqu’au soldat, tous les types, toutes les situations sont observés et décrits de ce point de vue élevé. Le drame est construit pour faire toucher du doigt les conséquences que le jeu des passions amène dans la vie réelle. L’action se poursuit avec une inflexible logique et la morale s’en dégage, tellement nette, tellement saisissante, qu’elle se résume le plus souvent en une phrase, en un mot, dont l’esprit garde l’empreinte ineffaçable. Il est rare qu’on ne sorte pas d’une représentation d’Augier sans se sentir meilleur. La douce émotion qu’il a su provoquer dissipe les hésitons, détruit les mauvais germes et prépare une guérison prochaine.

C’est là qu’il faut chercher le secret de ses étonnants débuts et de la faveur dont il n’a cessé de jouir. Entre le public et un auteur il existe parfois de mystérieuses affinités qui déterminent immédiatement la popularité et la fixent, sans que le calcul ou l’effort y aient pris aucune part. Personne n’a oublié les commencements d’Augier. Sorti ou plutôt échappé d’une étude d’avoué, où il avait brillé par l’esprit plus que par l’assiduité, il se présentait à vingt-trois ans au directeur de l’Odéon, en tenant dans sa main un délicieux petit chef-d’œuvre, qui devait être, auprès de son père, le rachat d’une existence primitivement vouée au barreau. Il y eut parmi les spectateurs un cri d’admiration. La pièce était simple ; sans doute la donnée n’était pas très vraisemblable, mais la forme était si pure, le vers si harmonieux et si bien frappé, en même temps on y rencontrait des sentiments si élevés et si délicatement exprimés, que la critique fut désarmée : le jeune poète entra de plain-pied dans le champ de la renommée. On aimait à se répéter les vers que Clivias adresse à la noble captive dont il a outragé la fierté :

Assez ! épargnez-moi, car mon front a rougi.
Oui, j’ai stupidement et lâchement agi :
J’aurais dû voir combien vous différez des autres,
Et sur leurs sentiments ne pas régler les vôtres.
Mais un cœur qu’ont changé les penchants dissolus,
Rencontrant la pudeur, ne la reconnaît plus ;
Et c’est le châtiment terrible qu’il s’apprête,
De n’être plus jamais touché par rien d’honnête !

Et ceux-ci, après le pardon obtenu :

C’est moi qui vous dois tout, et vous le savez bien ;
Je vous dois... un instant de fierté qui m’enivre ;
Je vous dois de mourir tel que j’aurais dû vivre !
Dans un dédain haineux mon cœur s’était serré
Au spectacle des gens dont j’étais entouré,
Et j’avais, méprisant compagnons et maîtresses,
Laissé tarir en moi la source des tendresses.
Enfin de ces méchants j’étais presque l’égal,
Et n’avais plus de bon que la haine du mal.

Depuis longtemps la scène française n’avait entendu de semblables accents ; on se demandait quel était ce jeune poète qui savait unir la grâce moderne à la pureté de la muse antique, et quel genre de surprise un génie si précoce nous préparait.

Cependant Émile Augier nourrissait une ambition plus haute que celle de se faire applaudir. La Ciguë n’avait été de sa part qu’une admirable fantaisie, une flamme allumée pour éclairer le terrain devant lui. Il aspirait à mettre les beautés de son art au service du bien ; il se proposait non seulement de châtier les mauvaises mœurs, mais, ce qui est plus difficile, de faire aimer le devoir. Il voulut donner à l’honnête des dehors attrayants, le préserver de ce rire moqueur dont une société sceptique a coutume de le poursuivre, et enfin — rare audace — réhabiliter et faire triompher sur la scène ce qu’on nomme dédaigneusement « les vertus bourgeoises ».

Pour réussir dans ce genre, il faut un ensemble de qualités peu commun : il faut d’abord avoir au cœur un robuste amour du bien; il faut être exempt de cette timidité, disons le mot, de cette lâcheté mondaine, qui paralyse les élans généreux ; il faut enfin avoir de l’esprit et beaucoup d’esprit pour prévenir le ridicule et pour mettre les rieurs dans son camp. Augier possédait ces qualités à un haut degré et ses succès répétés montrent combien il a été heureusement inspiré en suivant les nobles penchants de sa nature. Il affirme la morale avec une telle autorité, il manie le sarcasme avec une telle vigueur, il emprunte si aisément l’audacieux jargon du vice, il l’émaille de saillies si étincelantes, que personne n’est tenté de croire à sa naïveté et de mettre les principes dont il s’inspire sur le compte d’un excès d’innocence. Non ; dans ces conjonctures dramatiques, dans ces conflits émouvants, c’est la vertu pleine de force qui entre en lice, la vertu aguerrie et instruite, la vertu qui a pour elle la raison, l’esprit et le bon sens.

C’est de bon sens essentiellement que sont faites les démonstrations d’Émile Augier ; l’esprit qui y est prodigué n’en est que la parure. Au fond, ce qui retient et captive l’auditeur, ce qui le laisse pensif et bientôt persuadé, c’est qu’il assisté qu’il a l’impression, d’avoir pour ainsi dire assisté à un épisode véritable de la vie sociale, d’avoir pénétré dans l’intimité de personnages réels, d’avoir vu ce qui s’est passé ou se passera à côté de lui, chez lui peut-être, d’avoir par conséquent observé dans leur enchaînement naturel les suites des passions bonnes et mauvaises ; et, dès lors, la supériorité de la morale lui apparaît avec l’évidence d’un fait, qui ne laisse place à aucun doute, à aucune hésitation.

Pourrais-je citer un exemple plus saisissant que cette admirable pièce de Gabrielle, destinée à rester comme une des œuvres les plus salutaires et les plus courageuses de l’art dramatique ? La glorification du mariage, du ménage bourgeois, la flétrissure de l’adultère ; le mari rehaussé, l’amant devenu ridicule ; le triomphe définitif du bonheur domestique sur les assauts répétés de la passion. Quel thème ! et quel talent n’a t-il pas fallu à Augier pour le faire applaudir ! Quelle réaction hardie et bienfaisante contre l’éternelle comédie du mari bafoué et du séducteur intéressant !

Mais aussi, avec quelle vérité les situations sont déduites ! Et quels accents pour ramener au bien, pour dissiper les sophismes d’un sentiment coupable, pour remettre les choses à leur place et substituer la réalité aux rêves, le devoir avec ses joies aux égarements avec leur punition inévitable ! Je ne connais rien de plus beau et de plus sain que cette scène du dernier acte, où le mari, sur le point d’être abandonné par une épouse entraînée plutôt que séduite et chez laquelle l’honneur lutte encore, fait un suprême effort et décrit à l’avance, aux yeux des deux complices, le sort qui les attend. Affectant d’ignorer le drame qui se noue à son foyer, et semblant parler pour d’autres que pour eux, il réplique à l’amant « sûr, a-t-il dit, de ne rien regretter » :

… Vous, peut-être ;
Mais elle ! — Croyez-vous qu’à travers sa fenêtre
Elle verra passer d’un œil bien aguerri
La moindre paysanne au bras de son mari ?
Où que vous conduisiez son exil adultère,
Vous la verrez baisser les regards et se taire,
Lorsque les bonnes gens, se tenant par la main,
Sans ôter leur chapeau passeront leur chemin.
Pauvre femme ! Ses yeux errant dans l’étendue,
Comme pour y chercher la paix qu’elle a perdue,
Tâchent de découvrir par delà l’horizon
La place bienheureuse où fume sa maison,
La maison où jadis elle entra pure et vierge...
Tandis que, derrière elle, une chambre d’auberge
Garde pour compagnon à ses mornes douleurs
Un étranger pensif dont la vie est ailleurs !

Et lorsque Gabrielle, enfin désabusée, tombe aux pieds de son époux, avec quelle noblesse il l’absout :

Relève-toi, ma fille. Ai-je vraiment le droit
D’être un juge orgueilleux et dur à ton endroit ?
Dans ton égarement d’un jour, je me demande
Lequel de nous, pauvre âme, eut la part la plus grande,
Lequel doit s’accuser, toi qui m’as oublié,
Ou bien sur mon trésor moi qui n’ai pas veillé ;
Moi qui, dans mon travail absorbé sans relâche,
M’imaginant ainsi remplir toute ma tâche,
Sans m’en apercevoir ai perdu jour par jour
Les soins et le respect, ces gardiens de l’amour,
Et qui suis devenu, dans ma lutte obstinée,
Un autre homme que l’homme à qui tu t’es donnée.
Tu le vois, mon enfant, dans ce pas hasardeux
Tous deux avons failli ; pardonnons-nous tous deux.

L’homme qui donnait à ses contemporains ces leçons fortifiantes et dont le talent s’exprimait avec tant de maturité, avait vingt-neuf ans. Il était libre, garçon, et n’avait rien de l’austère censeur ni du pédant. Vous tous qui l’avez connu, vous savez quels étaient son entrain, sa gaieté, le charme de ses relations, sa bienveillance. On aurait eu peine à soupçonner, sous ces dehors rieurs, d’aussi solides principes. L’honneur en revient sans doute en partie à l’éducation exceptionnelle qu’il avait reçue. Élevé sous l’œil d’une mère incomparable, entre deux sœurs qu’il chérissait et qui devinrent des mères de famille accomplies, préservé par le travail des dérèglements qui faussent l’esprit, il vit la vertu dans ce qu’elle avait d’aimable et de séduisant et put constater qu’elle est la meilleure assise du foyer en même temps que la loi nécessaire des sociétés.

Quel triomphe encore des vertus domestiques ne trouvons-nous pas dans le Gendre de Monsieur Poirier, donné quelques années plus tard, en collaboration avec Jules Sandeau ! Les qualités propres aux deux auteurs se sont fondues en un tout harmonieux, qui ajoute un attrait de plus à la pièce. Le dialogue y est peut-être encore plus vif, plus fin que dans les autres productions d’Augier ; on y trouve des mots plus tendres, qui rappellent le talent de Jules Sandeau ; mais la forte empreinte du premier apparaît dans le dénouement, qui consacre, comme celui de Gabrielle, la victoire de la probité conjugale. Seulement ici les situations sont renversées; c’est le mari qui déserte le devoir, c’est la femme qui le relève et le raffermit. Rien de délicat et d’émouvant comme la scène où Antoinette de Presles exige de son mari repentant le sacrifice le plus pénible qui se puisse demander à un homme, sa réputation de courage sur le terrain. Et une fois le consentement arraché, quel beau cri, quel cri sublime que celui d’Antoinette embrassant Gaston et lui disant : « Tout est réparé. Et maintenant, va te battre, va !... »

Dans l’intervalle, Émile Augier avait fait jouer une ravissante composition. Philiberte n’est pas, à proprement parler, une comédie de mœurs, mais elle rappelle, par son tour, la Ciguë, avec une connaissance plus approfondie de la scène et une dextérité plus grande dans l’art de mouvoir les personnages. La poésie présente les mêmes qualités de pureté et d’élégance ; elle est seulement plus ferme et plus variée. Elle est parsemée de vers qui se gravent d’eux-mêmes dans la mémoire. Qui ne se rappelle ce trait si vif et si vrai :

On dit que l’écrit reste et que le mot s’envole :
C’est faux. Il est des mots qui, semblables au fer,
Se brisent dans le cœur comme lui dans la chair.
La blessure sur eux avec le temps se ferme.
Mais on en sent toujours le froid sous l’épiderme ;
Et la seule façon de les bien oublier
C’est sur l’endroit blessé de ne pas appuyer.

Toute la pièce est de ce style et à chaque pas on rencontre l’écrivain sobre, simple, vigoureux qui, sans recherche et sans vain apparat, produit les images les plus saisissantes et sait éveiller les sentiments les plus divers. Chez Augier, pas un mot inutile, pas un seul de ces artifices destiné à suppléer à l’insuffisance du fond et à masquer la médiocrité de la pensée. Mais tout porte, tout a une signification, un but : on croirait voir une charpente élégante et solide, dans laquelle les pièces sont étroitement reliées entre elles et dont aucune ne pourrait être supprimée sans compromettre la stabilité de l’édifice.

De si rares mérites, Messieurs, ne devaient pas échapper à votre attention. Vous décidâtes d’accorder à Émile Augier la plus haute de toutes les récompenses : l’honneur de siéger parmi vous. Il reçut cette insigne faveur à trente-sept ans, à un âge qui faisait ressortir doublement la supériorité de l’élu et la clairvoyance des juges. Il signala son entrée dans cette enceinte par un remarquable discours qui prouvait une fois de plus que son esprit se pliait à tous les genres. Chargé de prononcer l’éloge d’un homme d’État, son prédécesseur, il déployait dans cette tâche une compétence qui n’a d’égale que la modestie avec laquelle il accusait son insuffisance d’homme de lettres : « L’Académie, disait-il, s’est toujours plu à montrer de temps à autre un disciple appelé à siéger à côté de ses maîtres. L’honneur anticipé qu’elle confère ainsi est moins une récompense pour l’heureux élu qu’un encouragement et une promesse à ses égaux ; sa préférence oblige autant qu’elle élève, et celui sur qui tombe la glorieuse dette se sent partagé entre la reconnaissance et l’inquiétude de ne pouvoir s’acquitter. Si je pouvais me méprendre sur le sens de la haute faveur dont je suis l’objet, je n’aurais pour rentrer en moi-même qu’à regarder la place où vous me faites asseoir. » Combien ces réflexions siéraient mieux dans la bouche de celui qui se présente aujourd’hui devant vous, et avec quel à-propos il les formulerait à son tour, s’il lui était permis de parler la langue d’Émile Augier et de rapprocher des situations si inégales !

Cette élection fut pour Augier, comme il l’avait promis, un encouragement à de nouveaux travaux. Les problèmes politiques et sociaux l’attiraient invinciblement. L’état des choses à cette époque offrait de graves sujets de méditation. La société, sous des dehors brillants, laissait voir des symptômes non équivoques de décadence. Des révolutions multipliées, cinq régimes différents en quarante ans, avaient éteint la foi politique ; une longue période de paix, succédant aux guerres du premier Empire, avait donné le pas aux satisfactions matérielles ; le goût des richesses s’était développé sans mesure au spectacle des rapides fortunes que la mise en œuvre de nouveaux moyens de crédit avait enfantées ; une jeunesse oisive et dorée s’adonnait à tous les excès du vice et pour la première fois on voyait apparaître au grand jour une classe de femmes insolentes et corrompues, sorties on ne sait d’où, s’imposant à l’attention par leur luxe et semblant jeter un défi à l’honnêteté et au travail ; en même temps diverses catégories d’hommes n’ayant plus ni croyance ni morale, faisant trafic des idées les plus nobles et des sentiments les plus respectables, cherchant dans la presse, dans la politique, dans la religion même, le moyen de duper et d’égarer, inventaient comme une sorte de catéchisme nouveau dans lequel chaque précepte ancien était retourné, chaque vertu était bafouée, où l’habileté prenait la place du bien et où le cynisme s’étalait en traits moqueurs et en maximes empoisonnées.

Émile Augier s’effrayait de ces tendances malfaisantes. Il s’était promis de prendre corps à corps ces deux types du vice social et de les démasquer en les flagellant. La seule manière d’arrêter les ravages était de les montrer dans leur marche funeste. Nul n’était mieux à même que lui de faire cette peinture. Ses succès dramatiques lui avaient ouvert l’accès des mondes les plus divers. Son esprit, sa verve, son état de célibataire, lui permettaient de pousser assez loin les explorations ; sa rare sagacité lui faisait deviner ce qu’il n’avait pu voir. De là, ces hardies comédies qui s’appellent, d’une part, l’Aventurière, le Mariage d’Olympe, d’autre part, les Effrontés, le Fils de Giboyer, et entre elles, comme trait d’union, la Contagion.

L’Aventurière, dont on se rappelle le retentissement, est la première en date. Elle se ressent du jeune âge de l’auteur, en ce sens qu’on ne trouve pas encore chez lui toute la sévérité qu’il déploiera plus tard. Il hait le vice, mais il le hait d’instinct, il n’a pas encore touché du doigt tous les maux qui en sont le cortège inséparable ; aussi a-t-il des moments non d’indulgence, mais de pitié pour la femme perdue qui rencontre des accents de tendresse auxquels l’auteur lui-même se laisse gagner. Comment n’être pas ému de ces plaintes sincères, qu’elle adresse à la jeune fille dont elle a deviné le mépris :

Oui, ma vie est coupable, oui, mon cœur a failli...
Mais vous ne savez pas de quels coups assailli !
Comment le sauriez-vous, âme chaste et tranquille,
À qui la vie est douce et la vertu facile,
Enfant qui, pour gardiens de votre tendre honneur,
Avez une famille et surtout le bonheur !...
Comment le sauriez-vous ce qu’en de froides veilles,
La pauvreté, murmure à de jeunes oreilles ?
Vous ne comprenez pas, n’ayant jamais eu faim,
Qu’on renonce à l’honneur pour un morceau de pain.

Dans le Mariage d’Olympe, composé quelques années plus tard, Augier pousse jusqu’au bout la logique du vice. Le type de femme placé sous nos yeux est un des plus odieux qui se puisse imaginer. Il correspond à un accident, heureusement rare, mais toujours possible dans une société tourmentée comme la nôtre. Émile Augier l’avait peut-être vu réalisé ; en tout cas, il a voulu nous mettre en garde contre ce danger tout nouveau : la courtisane qui, à force d’astuce et d’audace, a obtenu de se faire épouser par un jeune homme trop confiant, et pénètre sous de faux dehors dans une famille respectable. Elle a réussi au delà de ses espérances : elle est non seulement acceptée, mais adoptée ; il ne dépend que d’elle d’avoir une existence heureuse et considérée. Mais, ô juste châtiment du vice ! elle étouffe dans ce milieu trop honnête ; elle a, selon l’énergique expression d’Augier, « la nostalgie de la boue ». Elle est attirée vers les bas-fonds et revient rapidement à sa dépravation native, non sans avoir porté la honte et le désespoir parmi les braves gens qui lui avaient ouvert leurs bras. Qui n’a frémi à cette scène où, maîtresse du secret de l’innocente jeune fille, elle cherche à la déshonorer et spécule lâchement sur l’affection du vieux grand-père ? Quel soulagement que ce coup de pistolet sur lequel on a tant disserté et dont la censure du temps s’était montrée si fort effarouchée !

La comédie politique est franchement abordée dans les Effrontés et surtout dans le Fils de Giboyer. C’est l’époque où Augier échangeait de fréquentes communications avec les premiers personnages de l’État. Il observait avec inquiétude la dissolution politique qui faisait suite aux tentatives libérales, mais insuffisantes, de 1860. Il se rendait compte qu’un régime qui cédait une portion de ses moyens de défense et qui ne cherchait pas, d’autre part, un point d’appui dans une forte représentation nationale, ne pourrait résister longtemps aux assauts des partis. Il crut urgent d’exposer les dangers d’une presse sans pudeur et d’un parlementarisme sans convictions.

La description est si vraie qu’il éprouve lui-même le besoin de se défendre d’avoir voulu faire des personnalités. « Je n’en ai fait qu’une, dit-il, c’est Déodat. » Déodat, tout le monde le connaît. C’est celui pour lequel Augier a trouvé l’adorable expression de « pamphlétaire angélique » et dont il nous donne ainsi le signalement : « une plume endiablée, cynique, virulente, qui crache et éclabousse, un gars qui larderait son propre père d’épigrammes moyennant une modique rétribution et le mangerait à la croque-au-sel pour cinq francs de plus ». Il aurait pu ajouter : secondé par un remarquable talent. Mais le talent n’était pas à ses yeux une circonstance atténuante. Loin de là ; il ne le comprenait qu’uni à la morale et employé au service du bien. Le talent avec la haine au cœur et l’injure à la bouche, instrument de persécution et d’intolérance, était pour lui la pire des monstruosités. Aussi, comme il flétrit ce Tartufe d’un nouveau genre, que Molière n’a pu connaître, c’est-à-dire l’homme qui adopte un parti comme on prend un costume, après avoir examiné s’il va bien à la taille et s’il est de nature à procurer des succès !

L’auteur de la Contagion pouvait célébrer la vertu sans crainte du ridicule, car fit-on jamais parler le vice avec plus d’esprit ? Vit-on jamais réparties plus mordantes, paradoxes plus audacieux, maximes plus déconcertantes ? Rêva-t-on le plaisir sous une forme plus brillante et l’orgie avec des dehors plus raffinés ? Comment y résisterait le jeune ingénieur que ses nouveaux compagnons ont entre pris de déniaiser et de duper ? Il faut le coup porté à la mémoire de sa mère pour qu’il secoue la dangereuse torpeur. Mais alors, quelle réaction salutaire, quelle indignation vengeresse ! « Vous pensiez bien avoir mis la gangrène dans mon honneur... Mais votre piqûre se guérit comme les autres... avec le fer rouge — Adieu, Messieurs ! conscience, devoirs, famille, faites litière de tout ce qu’on respecte !... Il vient un jour où les vérités bafouées s’affirment par des coups de tonnerre. »

Je suis loin d’avoir épuisé la liste des chefs-d’œuvre d’Émile Augier. Qui pourrait oublier Maître Guérin, ce type si parfait et si répugnant de l’homme d’affaires de petite ville, bas et rusé, qui fait sournoisement son chemin en côtoyant le code pénal, qui « respecte la loi, puisqu’il la tourne » ? Et les Lionnes pauvres, ce tableau de l’adultère le plus vil, de l’adultère devenu vénal et chargé désormais de pourvoir aux folles prodigalités, jusqu’au jour où le mari, accablé par l’évidence, fuit le toit déshonoré, en exhalant son incommensurable douleur : « Je n’en suis plus à compter avec la chute, tant la faute disparaît devant l’énormité de la honte » ? Mais j’ai hâte d’aborder la dernière partie de la carrière d’Augier.

Les événements de 1870 avaient laissé dans son âme une profonde tristesse. À partir de ce moment, sa manière changea visiblement. Son rire éclatant ne se retrouve plus ; une teinte grave et mélancolique s’étend sur ses dernières compositions. Jean de Thomeray, représenté en 1873, reflète les poignantes émotions de l’année terrible. Quelle toile inoubliable que ce quai Malaquais, vu à dix heures du soir, dans une morne solitude, à la veille du siège ! Et cette métamorphose des sceptiques et des libertins d’hier qui, à l’appel de la patrie, sont allés vaillamment faire leur devoir ! Un seul, Thomeray, a manqué. Il promène sur le quai désert sa honte et ses remords. Il répond par d’amers sarcasmes à son ami Châteauvieux qui rentre blessé de Châlons... Tout à coup la colonne des mobiles bretons apparaît ; le doux air qui a bercé son enfance se fait entendre ; son père, ses frères viennent défendre Paris... « Eh bien ! lui crie Châteauvieux, crois-tu à la famille maintenant ? Crois-tu au devoir et à l’honneur ? Crois-tu à la patrie ?... Regarde passer les vérités éternelles que tu blasphémais ! » Jean de Thomeray est vaincu. Il s’avance vers les rangs des Bretons pour réclamer sa place. À la question : « Qui êtes-vous ? » — « Je suis, dit-il, un homme qui a mal vécu et qui demande à bien mourir. » — « Vive la France ! » tel est le dernier mot du drame ; et telle est aussi la suprême pensée d’Émile Augier. Son patriotisme débordant a voulu se faire jour au lendemain des grands désastres. Il a tenu, lui aussi, à faire entendre le cri du relèvement. Plus de scepticisme ! Plus de mensonges ! Plus de paradoxes desséchants ! Mais le sain et robuste amour de la patrie, et le sacrifice de la vie à la mère commune !

Émile Augier avait une conception très élevée du rôle du soldat à notre époque. Pour lui, l’armée — j’emploie ses expressions — « était la grande école où l’on apprend le respect de la règle et la pratique du devoir ». Il y voyait « le complément de toute éducation virile ». Il sentait merveilleusement que, dans une société qui avait perdu tout frein et toute discipline, le rude labeur du régiment pouvait seul redresser les esprits et retremper les caractères. Il pensait aussi que la vie commune sous les drapeaux ramènerait le sentiment de solidarité indispensable à la force d’un grand peuple. Au moment où la question du service militaire obligatoire se posait dans les Chambres, il fut un des premiers à en saisir toute la portée sociale, et il s’appliqua, dans ses ouvrages, à le rehausser et à l’ennoblir. C’est ainsi que, dans la famille des Thomeray, on est simple soldat de père en fils. On paye sa dette sous l’humble uniforme et l’on verse son sang obscurément, sans autre souci que celui du devoir à remplir. Bien avant 1870, il mettait déjà ces vérités en lumière. Hector de Montmeyran, dans le Gendre de Monsieur Poirier, ne parle pas autrement que le vieux comte de Thomeray. Il a trouvé sur la terre d’Afrique l’oubli de sa folle jeunesse et il revient épuré, réhabilité à ses propres yeux. Le galon de laine lui est maintenant plus cher que le blason de ses ancêtres. Quand Augier met en scène l’officier qui a conquis ses grades sur les champs de bataille, il lui fait tenir un langage auquel nous n’avions pas été habitués. Le fils de Maître Guérin, promu lieutenant-colonel au Mexique, impose par sa simplicité et sa droiture. Ce n’est plus l’officier frivole ou sentimental de l’ancien répertoire; c’est l’homme de guerre respecté, tel qu’il le faut pour chef à nos jeunes soldats.

En toutes choses, ce qui caractérise la manière d’Émile Augier, c’est qu’il est éminemment de son temps ; il vit avec son époque et il ne néglige aucun des problèmes qui la passionnent. De même qu’il a successivement pris parti pour le suffrage universel, pour l’instruction étendue à tous, pour le service militaire obligatoire, il ne pouvait demeurer indifférent à la question du divorce dont les Chambres françaises commençaient à s’occuper. Son goût décidé pour les situations nettes et son aversion pour les familles irrégulières devaient le faire pencher vers la solution qui a fini par prévaloir dans nos lois. Aussi entreprend-il, dans Madame Caverlet, de justifier, en certains cas, la double nécessité de rompre un premier mariage et d’en autoriser un second. Selon sa méthode, il ne procède pas par de froides thèses philosophiques et des raisonnements d’école, mais il saisit la société sur le fait, il met les personnages en action. La vue de cette femme sans nom et de ces enfants sans père touche plus.que tous les arguments juridiques et les scrupules s’évanouissent devant une situation sans issue.

Les Fourchambault sont la dernière, la solennelle affirmation des principes auxquels il avait voué sa vie. Il les a résumés dans cette belle parole de Bernard à son père : « Je lui prêcherais l’amour qui est la loi naturelle, dans le mariage qui est la loi sociale. Je lui dirais : « Tâche d’être heureuse pour rester honnête ; car le bonheur est la moitié de la vertu ; et, puisqu’il faut un roman dans la vie d’une femme, place le tien sur la tête de ton mari et de tes enfants. »

Après ce nouveau succès, en 1878, Émile Augier voulut considérer sa carrière théâtrale comme terminée. Bien qu’étant encore dans la vigueur de l’âge et du talent, et en dépit des instances amicales qui lui étaient faites, il estima que l’heure de la retraite avait sonné. Ne pas se survivre à lui-même avait été sa pensée constante. Il l’avoue dans l’Avertissement qui précède ses Œuvres complètes. « D’aucuns veulent bien me dire que je me retire trop tôt : je n’en sais rien, mais au moins suis-je sûr, en me retirant sur un succès, de ne pas me retirer trop tard, ce qui a été ma préoccupation depuis mon entrée dans la carrière. » Et il raconte alors finement l’anecdote qui lui donna cette crainte de si bonne heure et que tout le monde connaît. C’est ainsi qu’un détail, futile en apparence, nous a privés de quelques chefs-d’œuvre.

Tout a été dit sur la vie d’Émile Augier. Elle ne fut pas mêlée d’incidents retentissants. Lui-même, quand on lui en parlait, répondait modestement que sa vie n’avait pas d’histoire. Il oubliait l’histoire de ses succès, qui a été, pendant près de quarante ans, dans une large mesure, celle de l’art dramatique en France. Favorisé de l’affectueux intérêt d’un prince ami des lettres et dont l’institut a éprouvé la munificence, admis dans l’intimité d’une cour où ses talents lui assuraient le respect et l’indépendance, il n’a participé à aucune des agitations qu’on rencontre dans les régions élevées de la naissance ou du pouvoir. Il s’y trouvait simplement comme dans un observatoire du haut duquel il pouvait découvrir plus aisément la société dans son ensemble. Il a vu la vie en se plaçant alternativement aux deux pôles opposés : d’une part, au sein de la famille rangée et modeste, où les vertus domestiques fleurissaient dans le calme et la régularité; d’autre part, au milieu du tourbillon mondain, où le choc des passions, l’entrecroisement des intérêts, le conflit des ambitions produisaient des vicissitudes continuelles et amenaient des chutes soudaines. Dans ces deux situations si différentes il a eu la même fermeté et le même coup d’œil. Il a reconnu que la morale comme la logique suit une seule loi et que ce qui est le bien pour une fraction de la société est également le bien pour les autres fractions. Il est sorti retrempé de ces comparaisons. Il s’est promis d’être, en toute rencontre, le soldat de la vérité et du devoir. Il a rempli ce mandat, de la première heure à la dernière. Exemple bien rare dans un temps où les caractères ne sont que trop portés aux compromissions, prélude certain des défaillances. Il a légué aux générations nouvelles l’enseignement de son théâtre, qui servira éternellement la cause du bien, plus sacrée encore que celle du beau.

Mais je m’arrête, Messieurs, non sans m’étonner moi-même d’avoir osé vous entretenir si longuement d’un homme que vous connaissiez mieux que moi, et que vous, ses amis, et ses pairs, êtes seuls en état de juger. À quel titre me suis-je autant avancé sur un terrain qui n’est pas le mien ? Ma hardiesse serait sans excuse, si je ne savais que de tout temps l’Académie a été indulgente aux nouveaux venus et que, dans ces jours consacrés par sa tradition, elle sourit avec bienveillance aux efforts de ceux qu’un malicieux hasard conduit à discourir sur les sujets qui leur sont parfois le plus étrangers. Appelé à louer Émile Augier, j’ai pris du moins le sage parti, qui était de le beaucoup citer. J’ai pu espérer ainsi que l’auteur protégerait le commentateur et que, sous cette forme discrète, vous accueilleriez l’hommage rendu à votre glorieux confrère par un de ses plus fervents admirateurs.