De l'Apologue et de la Parabole dans l'antiquité

Le 3 août 1865

Marc GIRARDIN, dit SAINT-MARC GIRARDIN

DE L’APOLOGUE ET DE LA PARABOLE DANS L’ANTIQUITÉ

PAR M. SAINT-MARC-GIRARDIN
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Dans la séance publique annuelle de l’Académie française du 3 août 1865.

 

MESSIEURS,

La fable, selon moi, relève essentiellement de la sagesse antique et par conséquent de la sagesse orientale. La sagesse antique ne ressemble pas du tout à la sagesse moderne entre le sage de l’antiquité et le sage des temps modernes, la différence est grande. Notre sagesse tient de près à la religion ou à la philosophie. Un sage de nos jours est un saint, ou un philosophe, ou un lettré qui se mêle peu aux affaires du monde, qui les ignore ou qui les dédaigne. C’est un homme à part, un peu solitaire et un peu singulier. Rien de pareil dans le sage antique c’est surtout l’homme habile et avisé, qui sait se tirer d’affaire et qui a l’esprit d’expédient. Non qu’il aille jamais, dans ses expédients, jusqu’à oublier ce qui est honnête pour suivre ce qui est utile. Cependant il vise surtout à ce qui peut le tirer d’embarras, et il sait admirablement profiter des bonnes chances que le sort lui envoie. Voyez Joseph dans l’histoire sainte ; voyez Ulysse dans l’histoire profane, et les sept sages de la Grèce. Leur sagesse est la prudence et l’habileté. C’est par sa prudence que Joseph, d’esclave qu’il était, devint premier ministre du roi Pharaon. Dieu le protège assurément mais il s’aide lui-même par son habileté. Il est vertueux et avisé.

Un des sept sages de la Grèce, Pittacus, est prince de Lesbos. Loin de croire que le sage, le philosophe, le lettré, dussent s’abstenir de prendre part aux affaires publiques, il disait que « c’était dans le gouvernement de la république qu’un homme faisait connaître l’étendue de son esprit et de ses maximes ». Ses maximes sont toutes des maximes de sagesse politique Quand vous voudrez faire quelque chose, disait-il à ses disciples, ne vous en vantez pas car, si par malheur vous ne pouviez venir à bout de votre entreprise, on se moquerait de vous. Autre caractère de l’homme politique dans Pittacus jamais il ne s’est trouvé embarrassé, quelque question qu’on lui ait faite. On lui demandait un jour quelle était la chose qu’on ne devait faire que le plus tard qu’on pouvait : Emprunter de l’argent à son ami ; — quelle était la chose qu’on devait faire en tout lieu : Profiter du bien et du mal qui arrivent.

Thalès, autre sage de la Grèce, était un grand physicien c’était aussi, au besoin, un grand spéculateur. Ainsi quelques jeunes gens de Milet avaient reproché à Thalès que sa science était fort stérile, puisqu’elle le laissait dans l’indigence. Il prévit, par ses observations astronomiques, que l’année serait très-fertile, et il acheta avant la saison tous les fruits des oliviers qui étaient autour de Milet. La récolte fut fort abondante, et Thalès en tira un profit considérable. Mais il n’était spéculateur que pour donner une leçon à ses critiques, et il ne s’était fait millionnaire que pour prouver que la science n’est pas aussi stérile qu’on le dit. Il distribua ses bénéfices au peuple, au lieu de les garder pour lui ou pour ses actionnaires, démentant ainsi le rôle de financier qu’il avait pris un instant.

Bias est un grand orateur, de plus, il est poëte ; mais ses maximes sont des maximes de sagesse pratique, et ses poëmes enseignaient à tout le monde la manière dont chacun pouvait vivre heureux et comment on pouvait bien gouverner la république en paix et en guerre. C’est Bias qui disait : Aimez vos amis avec discrétion ; songez qu’ils peuvent devenir vos ennemis. Il est vrai qu’il ajoutait : Haïssez vos ennemis avec modération, car il se peut qu’ils soient vos amis dans la suite. Ces deux adages ne témoignent pas d’une âme bien sensible, mais ils témoignent d’une prudence remarquable. Quoique grand orateur, il disait encore : Ne vous pressez pas de parler : c’est une marque de folie. Il savait donc gouverner son talent et sa vanité quelle habileté rare ! Il comprenait l’ascendant du silence. J’ai vu, en effet, de grandes fortunes détruites par la parole, et de grandes fortunes établies par le silence, surtout si le silence succédait à la vogue de la parole.

Périandre était tyran de Corinthe ; il s’était emparé du pouvoir. Voici ce que lui écrivait un de ses amis, un sage aussi peut-être : « Je n’ai rien caché à l’homme que vous m’avez envoyé ; je l’ai mené dans un blé, j’ai abattu en sa présence tous les épis qui s’élevaient au-dessus des autres. Suivez mon exemple, si vous désirez vous conserver dans votre domination : faites périr les principaux de la ville, amis ou ennemis car un usurpateur doit se défier même de ceux qui paraissent ses plus grands amis. Il est vrai que Périandre disait que les grands ne pouvaient avoir de garde plus sûre que l’affection de leurs sujets. C’était peut-être encore une sagesse de cacher les duretés de la politique sous la bénignité des paroles. À cause de sa politique d’action ou à cause de sa politique de paroles, il régna, dit-on, cinquante ans.

Chilon était éphore à Sparte. C’était aussi un habile homme et fort ingénieux à gouverner sa conscience. Écoutez cette confession de son dernier jour. Chilon, se sentant approcher de sa fin regarda ses amis assemblés autour de lui : « Mes amis, leur dit-il, vous savez que j’ai dit et fait quantité de choses depuis si longtemps que je suis au monde. J’ai tout repassé à loisir dans mon esprit, et je ne trouve pas que j’aie jamais fait aucune action dont je me repente, si ce n’est, par hasard, dans le cas que je soumets à votre décision pour savoir si j’ai bien ou mal fait. Je me suis rencontré un jour, moi troisième, pour juger un de mes bons amis qui devait être puni de mort suivant les lois. J’étais fort embarrassé : il fallait de toute nécessité, ou violer la loi, ou faire mourir mon ami. Après y avoir bien rêvé, j’ai trouvé cet expédient : je mis au jour, avec tant d’adresse, toutes les meilleures raisons de l’accusé, que mes collègues ne firent aucune difficulté de l’absoudre ; et moi je le condamnai à mort sans leur en rien témoigner. J’ai satisfait au devoir de juge et d’ami. Cependant je sens je ne sais quoi dans ma conscience qui me fait douter si mon conseil n’était point criminel. »

Cléobule enfin, le moins célèbre des sages de la Grèce et le plus heureux, dit-on, « fut choisi par ses concitoyens de la petite ville de Lindes, dans l’île de Rhodes, qui le chargèrent de les gouverner, ce qu’il fit avec autant de facilité que s’il n’avait eu qu’une famille à conduire. »

Voilà les sages de la Grèce dont Fénelon nous a raconté la vie. J’ai omis Solon, qui fut législateur et qui ne donna pas aux Athéniens les meilleures lois qu’il pouvait leur donner, mais celles qu’ils pouvaient le mieux supporter. Tous ces sages ont été mêlés aux affaires et au monde ils ont tous su y réussir, et c’est pour cela même qu’ils ont été appelés des sages. Ils n’ont pas pensé à être des anachorètes et des misanthropes, à vivre dans la retraite et dans l’étude. Ils ont cru que la vie active était permise et même convenable au sage ; ils n’ont pas cherché à en fuir les périls, les ennuis, les embarras, ni même les petitesses et les misères.

Les fables d’Ésope se rattachent à cette vieille sagesse : elles prêchent la morale pratique, celle qui enseigne à ne pas faire de bévues dans le monde, à éviter les fautes encore plus que les péchés, à être avisé plus encore qu’à être vertueux, ou à être vertueux avec prudence et habileté. Le défaut de cette morale, c’est qu’elle ne nous enseigne pas assez à détester le mal. Elle le prend comme une nécessité de ce monde et nous habitue à le supporter, soit dans les autres, soit dans nous-mêmes ; à le flatter même au besoin, si c’est le parti le plus sûr ou le plus commode. Dans les légendes ordinaires de la fable je reconnais l’expérience de l’Orient, c’est-à-dire de la vieille patrie du despotisme et de la servitude. J’y vois partout la tyrannie du lion, la cruauté du loup, la perfidie du renard, la faiblesse impuissante de l’agneau ; nulle part la justice des lois venant au secours des opprimés ; nulle part le sentiment énergique du droit luttant contre l’abus de la force et du pouvoir ; nulle part l’idée de la liberté et de l’indépendance, c’est-à-dire aucun des sentiments qui font la dignité de l’homme et qui fondent la civilisation sur la justice, laquelle est le droit des petits et le devoir des grands. Dans la fable, la justice et la vérité se déguisent sous je ne sais combien de voiles et prennent toutes sortes de précautions. Je veux bien croire que la fable veut, comme la philosophie, enseigner aux hommes la justice et la vérité, mais quelle différence d’allure et de langage entre la fable et la philosophie

Voyez Ésope et Solon à la cour de Crésus, roi de Lydie. Ésope y réussit ; Solon est bientôt forcé de la quitter, et il la quitte sans regret. Mais le premier ne dit la vérité au despote qu’à l’aide de la fable ; et la vérité, même dans la fable, se subordonne aisément à la flatterie. Solon, au contraire, quand Crésus lui a montré ses trésors et lui a demandé s’il avait jamais vu un homme plus heureux que lui, Solon répond : « J’ai connu Tellus, citoyen d’Athènes, qui a vécu en honnête homme dans une république bien policée. Il a laissé deux enfants fort estimés, avec un bien raisonnable pour les faire subsister ; et enfin il a eu le bonheur de mourir les armes à la main en remportant une victoire pour sa patrie. Les Athéniens lui ont dressé un tombeau dans le lieu même où il avait perdu la vie, et lui ont rendu de grands honneurs. ». Crésus crut que Solon était un insensé : « Eh bien, continua-t-il, quel est le plus heureux des hommes après Tellus ? — II y a eu autrefois deux frères, répondit Solon, dont l’un s’appelait Cléobis et l’autre Biton. Ils étaient si robustes qu’ils sont toujours sortis victorieux de toutes sortes de combats. Ils s’aimaient parfaitement. Un jour de fête, leur mère, qui était prêtresse de Junon, devait aller nécessairement faire un sacrifice au temple. Comme on tardait trop à amener les bœufs qui devaient traîner le char de la prêtresse, Cléobis et Biton s’y attelèrent et la conduisirent jusqu’au lieu où elle devait aller. Tout le peuple leur donna mille bénédictions ; leur mère, ravie de joie, pria Junon de leur envoyer ce qui leur était le plus avantageux. Quand le sacrifice fut fini et qu’ils eurent fait très-bonne chère, ils allèrent se coucher, et moururent tous deux dans cette même nuit. » À ce récit, Crésus ne put s’empêcher de faire paraître sa colère : « Comment ! répliqua-t-il, tu ne me mets donc point au nombre des gens heureux ? — O roi des Lydiens, lui répondit Solon, vous possédez de grandes richesses, vous êtes le maître de beaucoup de peuples ; mais la vie est sujette à de si grands changements qu’on ne saurait décider de la félicité d’un homme qui n’est pas encore au bout de sa carrière. Le temps fait naître tous les jours de nouveaux accidents dont même on n’aurait jamais pu se douter. On ne doit point s’assurer de la victoire lorsque le combat n’est pas encore fini. » Crésus fut fort mécontent il renvoya Solon et ne demanda plus à le voir. Ésope, qui était alors à Sardes, fut fâché de la mauvaise réception que le roi avait faite à Solon : « O Solon, lui dit-il, il ne faut pas approcher les princes, ou il ne leur faut jamais dire que ce qui leur est agréable. Au contraire, répondit Selon, il ne faut jamais s’en approcher ; mais, quand ils vous appellent, il faut toujours les conseiller le mieux qu’on peut et ne leur dire jamais que la vérité[1]. »

Voilà les deux sagesses, celle de la philosophie et celle de la fable la sagesse pratique, qui ne s’inquiète que du succès ; la sagesse générale, qui vise surtout à la vérité, dût la vérité nuire à qui la dit. Et non-seulement je vois dans Solon et dans Ésope les deux sagesses, j’y vois aussi les deux Grèces : la Grèce libre et la Grèce esclave, la Grèce européenne et la Grèce asiatique. De ces deux Grèces, l’une a peu duré ; mais l’éclat de sa courte vie a rempli le monde et inauguré l’histoire de la civilisation. La Grèce esclave a duré plus longtemps ; mais, soit à Rome, où elle gouvernait par ses affranchis, soit à Byzance, où elle avait des empereurs, elle s’est fait un renom de souplesse et d’habileté plutôt qu’un renom de grandeur. Il y a des peuples, en effet, qui ont besoin de la liberté pour n’avoir pas les défauts ou les vices de leur caractère. Telle était la Grèce. Avec leur nature déliée et ingénieuse, les Grecs avaient besoin des luttes de la vie publique : l’ambition les détournait de l’intrigue. Confinés dans la vie privée, ils devaient nécessairement rapetisser leur génie, chercher le succès, non plus par leurs bonnes qualités, mais par leurs mauvaises,

Je ne vois pas cependant que, chez les anciens, la médiocrité morale de la sagesse qu’Ésope prêche dans ses fables ait nui à la réputation du fabuliste et de ses apologues. Platon interdit, il est vrai, l’usage des fables pour l’éducation des enfants de sa république mais ce sont les fables d’Homère qu’il proscrit, et non pas celles d’Ésope, dont il ne parle pas. Il blâme les fictions de l’épopée, les dieux qui se battent contre les hommes et se querellent entre eux, les héros qui se lamentent et ne savent pas résister au malheur ; mais il ne condamne pas l’apologue.

Un philosophe qui voulait se faire passer pour un dieu ou pour un prophète, Apollonius de Tyane, blâme, comme Platon, les fictions d’Homère ; mais il loue beaucoup les fables, surtout celles d’Ésope, et il finit, pour mieux témoigner de son estime pour Ésope, par raconter, à la façon de Platon, une de ces légendes mythologiques que les Grecs aimaient toujours, même quand ils ne croyaient plus à leurs dieux. « Ménippe, dit Apollonius à son interlocuteur, qui dédaigne fort les fables d’Ésope, ses grenouilles, ses ânes, et renvoie tout cela aux enfants et aux vieilles femmes, — Ménippe, quand j’étais enfant, ma mère m’a raconté d’Ésope l’histoire que je vais te dire. Il était berger et gardait ses brebis près d’un temple de Mercure. Il était très-curieux de la sagesse et suppliait souvent Mercure de la lui accorder. Il y avait en ce temps beaucoup d’autres hommes qui faisaient la même prière à Mercure, et, quand ils allaient au temple, à leurs prières ils ajoutaient diverses offrandes : l’un offrait de l’or, l’autre de l’argent ; celui-ci un caducée d’ivoire, celui-là quelque autre chose précieuse. Ésope, qui n’avait pas le moyen de faire d’aussi riches offrandes, et qui était bon ménager de ce qu’il avait, fit à Mercure une libation de lait ; mais il n’y mit que ce qu’il avait pu traire d’une brebis déjà tirée le matin. Il déposa sur l’autel du dieu des rayons de miel mais il n’en mit que ce qui pouvait tenir dans sa main. Il apportait aussi des pommes de myrte, ou des roses, ou des violettes ; mais il les apportait sans les ordonner en bouquets et disait au dieu : « Est-ce qu’il faut, ô Mercure, que, pour te faire des guirlandes, je néglige le soin de mes brebis ? » Cependant arriva le jour fixé par Mercure pour distribuer la sagesse aux hommes. Se souvenant des offrandes de chacun, le dieu proportionnait la part de sagesse à la dépense faite par ses solliciteurs :« Toi, disait-il, qui as apporté beaucoup de richesses dans mon temple, tu auras en partage la philosophie ; toi qui n’as eu que le second rang pour l’abondance des offrandes, sois orateur ; toi, aie la sagesse de l’astronomie ; toi, tu seras musicien ; toi, tu excelleras dans le vers héroïque ; toi, dans le vers ïambique. » Après que Mercure eut ainsi distribué toutes les parties de la sagesse, il s’aperçut qu’il avait oublié Ésope. Cherchant alors ce qu’il pouvait faire pour lui, il se ressouvint des fables que, lorsqu’il était encore au maillot et qu’on le nourrissait dans l’Olympe, les Heures venaient lui raconter, et dans lesquelles la vache parlait et l’homme écoutait. Ce souvenir lui fit voir qu’il avait encore quelque chose à donner à Ésope, et il lui donna d’inventer des fables c’était la seule partie de la sagesse qui restât à Mercure : « Prends-la, » dit-il à Ésope « c’est aussi la première que j’ai apprise[2]. »

Que dites-vous de cette légende sur le vieux fabuliste ? La fable est une partie de la sagesse humaine, voilà ce qu’Apollonius veut faire comprendre aux censeurs dédaigneux de la fable ; mais ce qui me plaît surtout dans la légende, c’est qu’Ésope y garde le caractère que nous sommes accoutumés à lui attribuer. Il a, même avec le dieu qu’il implore, le bon sens narquois que nous lui connaissons, l’intelligence rusée que nous trouvons dans les moralités de ses fables. Il donne au dieu de bon cœur ce qu’il lui offre ; mais il offre peu, ne croyant pas que le dieu veuille qu’on se ruine pour lui, et qu’on passe à faire des bouquets et des guirlandes le temps qu’il faut employer à soigner le troupeau. Le dieu ne blâme pas cet adorateur avisé seulement il l’oublie sans le vouloir, ce qui est un véritable trait de caractère humain. Sur la terre, et même dans l’Olympe, les cœurs prodigues attirent plus que les cœurs économes. Le dieu répare son oubli et accorde à Ésope le don de la fable mais la fable s’est ressentie de l’oubli du dieu. Elle n’est pas philosophique et ne vise ni à la profondeur ni à l’élévation elle n’est point oratoire et ne cherche pas l’éloquence. Elle n’est pas héroïque ; elle est un peu satirique, mais sans aigreur ; elle est prudente et avisée comme son inventeur elle est une des parts de la sagesse, mais c’est la dernière.

La fable, à cause peut-être de son origine orientale, enseigne donc à l’homme à se résigner au joug plutôt qu’à le secouer ; elle apprend à éviter le danger plutôt qu’à le braver. Prenons pour exemples de ce caractère de la fable quelques-uns des apologues du vieil Ésope. J’en choisis un que la Fontaine n’a pas traduit : le Lion, l’âne et le Renard.

« Le lion, l’âne et le renard s’étant associés, allèrent chasser ensemble. Ayant pris beaucoup de gibier, le lion ordonna à l’âne de faire les parts. Celui-ci fit trois parts égales et dit à ses associés de choisir. Sur quoi le lion irrité tua l’âne. Ensuite il dit au renard de faire le partage. Celui-ci fit une grosse part de tout le gibier et ne se réserva que très-peu de chose. — Mon cher ami, dit le lion, qui t’a appris à si bien faire les partages ? — L’aventure de l’âne, répondit le renard. Les sages prennent leçon du malheur des autres. »

Voilà la sagesse de l’Orient le respect de la force, la résignation timide ou rusée de la faiblesse. L’âne est simple il a naturellement l’idée de la justice il fait donc un partage égal du butin[3]. Il eût été philosophe qu’il eût fait, par respect du droit, ce qu’il fait par instinct d’équité. Mais le renard, qui n’a ni bons instincts ni bons principes, au lieu de s’irriter de la mort de l’âne, ne songe qu’à se préserver du péril. Il a raison selon la fable, et je ne veux pas dire que ces conseils de prudence n’aient pas leur à-propos et leur utilité ; mais quoi ! l’indignation contre le mal, la colère contre l’injustice, la force de la conscience luttant contre l’iniquité, ne sont-ce pas là aussi de bons sentiments et dignes d’être encouragés par les préceptes de la sagesse antique ? À côté de la prudence, qui dit aux faibles Cédez ! n’y a-t-il pas une sagesse plus haute, qui dit aux justes, même quand ils sont faibles Luttez ! qui, à l’aide de la religion et des lois, prescrit aux puissants le respect des faibles, et qui enseigne

Que les rois dans le ciel ont un juge sévère,

L’innocence un vengeur et l’orphelin un père[4] ?

Je sais bien que cette sagesse qui dit aux forts de se maîtriser, plutôt qu’aux faibles de se résigner, n’a jamais pu prévaloir dans le monde et rendre inutile l’humble et timide sagesse des fables. Le fonds de malheurs et de désordre qui se trouve dans l’histoire de l’humanité a toujours fait l’utilité et la popularité de la fable.

Parlant des apologues de l’Orient, je ne puis passer sous silence les grandes et belles paraboles de l’Ancien et du Nouveau Testament. Je prendrai quelques-unes de ces paraboles, celles surtout qui se rapprochent le plus du genre de la fable.

Vous savez que nous avons deux poches et deux besaces la poche de derrière, où nous mettons tous nos défauts, et celle de devant, où nous mettons les défauts d’autrui.

Lynx envers nos pareils et taupes envers nous,

dit la Fontaine,

Nous nous pardonnons tout et rien aux autres hommes ;
On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain.
Le fabricateur souverain
Nous créa besaciers tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d’aujourd’hui :
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d’autrui[5].

Le mérite de l’allégorie, de la fable ou de la parabole, est de savoir se servir à merveille de cette heureuse disposition de notre nature, L’allégorie prend dans la poche de devant, où sont les défauts d’autrui, les exemples qu’elle veut mettre sous nos yeux elle nous les fait regarder sans répugnance et même avec un certain plaisir ; puis quand, grâce à ces exemples d’autrui, notre attention est éveillée, l’allégorie se dissipe comme un brouillard placé un instant devant nos yeux, et le moraliste, tournant brusquement les deux poches et mettant devant celle de derrière, s’écrie :

… Mutato nomine, de te
Fabula narratur[6]

C’est toi, en changeant le nom, c’est toi que touche la fable ; ou, plus hardiment encore, comme le prophète Nathan au roi David : Tu es ille vir ! C’est toi qui es cet homme !

Quelle admirable parabole que celle de la brebis du pauvre ! David vient de faire périr Urie dans un combat afin de pouvoir posséder sa femme. « Alors le Seigneur envoya Nathan vers David, et Nathan, étant venu le trouver, lui dit : « Il y avait deux hommes dans une ville, dont l’un était riche et l’autre pauvre. Le riche avait un grand nombre de brebis et de bœufs. Le pauvre n’avait rien du tout qu’une petite brebis qu’il avait achetée et nourrie, qui avait grandi parmi ses enfants en mangeant de son pain, buvant de sa coupe et dormant en son sein ; et il la chérissait comme sa fille.

« Un étranger étant venu voir le riche, celui-ci ne voulut point toucher à ses brebis ni à ses bœufs pour lui faire festin mais il prit la brebis de ce pauvre homme et la donna à manger à son hôte.

« David entra dans une grande indignation contre le riche et dit à Nathan : « Vive le Seigneur ! Celui qui a fait cette action est digne de mort. Il rendra la brebis au quadruple pour en avoir usé de la sorte et pour n’avoir pas épargné le pauvre. »

« Alors Nathan dit à David : « C’est vous qui êtes cet homme[7] ! »

Quelle péripétie ! quel coup de théâtre que ce mot : C’est vous qui êtes cet homme ! Comme l’allégorie se dissipe à l’instant ! Comme le nuage crève et comme la foudre éclate ! Aussi le mot a-t-il semblé trop hardi aux dévots de l’esprit monarchique, étant adressé à un roi : « Si nous ne savions pas que Nathan est un prophète, dit l’éditeur des Fables du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècle, comparées à celles de la Fontaine, nous serions embarrassé pour donner à sa hardiesse le nom qu’elle mérite. Au XVIIe siècle, un prédicateur turbulent, peut-être ambitieux…, eut la coupable audace de faire, dans la chapelle de Versailles, une application directe de ces mots : Tu es ille vir !... Les courtisans étonnés observaient avec inquiétude le monarque ; mais Louis XIV ne ut paraître aucune émotion et se contenta de prononcer ces paroles remarquables : « J’aime bien à prendre ma part d’un sermon ; mais je n’aime pas qu’on me la fasse[8]. » ·

Le mot de Louis XIV est spirituel ; mais quoi ! rois ou simples particuliers, quand nous prenons notre part du sermon, nous avons soin de prendre toujours la plus petite. Je ne puis donc pas blâmer comme un factieux le hardi prédicateur qui disait à Louis XIV, séducteur public de Mme de Montespan ? : Tu es ille vir ! — « Prêtre turbulent et peut-être ambitieux, » disait, en 1825, l’écrivain que je viens de citer. Ambitieux de quoi ? Assurément ce prédicateur-là n’a jamais été nommé évêque ; et cet orateur turbulent était peut-être tout simplement un de ces bons prêtres de paroisse, un de ces missionnaires du peuple, qui, prenant au sérieux la liberté de la chaire chrétienne, croient que la plus grande charité à faire aux rois est de leur dire la vérité, puisqu’il n’y a qu’à l’église qu’ils peuvent l’entendre. C’est par là que les prédicateurs se rapprochent des prophètes de l’Ancien Testament. « Qu’ils sont beaux, dit le Psalmiste parlant des prophètes, qu’ils sont beaux les pieds des hommes qui viennent des montagnes ! » Oui, beaux, parce qu’ils apportent la vérité, parce qu’inspirés de Dieu et par leur conscience, ils viennent avertir les princes et les peuples. Et ne croyez pas qu’ils puissent se taire et parler à leur volonté l’esprit de Dieu est avec eux ; c’est lui qui leur ouvre ou leur ferme la bouche[9]

Les belles paraboles de l’Ancien et du Nouveau Testament ont, dans l’histoire morale de l’humanité, un autre mérite que celui d’avoir sans cesse soutenu la vérité souffrante chez les Juifs elles la soutiennent et la prêchent encore aujourd’hui. Tout le monde les connaît, les entend, et leur popularité ajoute à leur force. Allez où vous voudrez, dans le monde civilisé, à Londres, à Berlin, à Paris, à New-York parlez de la brebis du pauvre et du respect qu’il faut avoir pour elle, tout le monde vous comprend : c’est le proverbe qui défend le faible contre le puissant ; c’est l’adage qui protège la justice contre l’iniquité. Singulier bienfait de la religion chrétienne d’avoir ainsi donné au monde cinq ou six symboles populaires, qui sont comme les maximes d’État de la civilisation moderne ! Et voyez comme ces symboles s’associent et s’enchaînent heureusement l’un à l’autre, s’appuyant l’un sur l’autre, se fortifiant l’un par l’autre la brebis du pauvre respectée, c’est la justice ; la brebis retrouvée et rapportée, c’est la charité.

Qui de vous en m’écoutant ne se souvient de Fénelon aidant la paysanne à retrouver sa vache ? La pauvre femme pleurait, l’ayant perdue, et Fénelon essayait de la consoler : « Je vous en achèterai une autre. — Ah ! monsieur l’abbé, disait la femme, qui ne connaissait pas son archevêque, ce ne sera plus ma bonne vache. — Eh bien, cherchons-la ensemble. » Ils la retrouvent. « Vous êtes un saint, monsieur l’abbé vous avez retrouvé ma vache ! » Elle se trompait d’un mot : il était un saint parce qu’il l’avait cherchée.

 

 

[1] Fénelon, Vies des philosophes.

[2] Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyane.

[3] Cet animal, simple et sans art,
Fit trois parts du butin avec tant de justesse
Qu’on n’eût su laquelle choisir ;
Scrupuleuse délicatesse,
Qui ne fit nullement plaisir
Au superbe Lion.

(Richer, Le Lion, l’Ane et le Renard. Richer, né en 1685, mort en 1748.)

[4] Athalie, scène dernière.

[5] Fable 7 du 1er livre.

[6] Horace.

[7] Rois, liv. II, ch. XII.

[8] Robert, Fables inédites des XIIe, XIIIe et XIVe siècles. Paris, 1825. T. 1er ; p. 218 de l’Essai sur les Fabulistes.

[9] Chap. Ier  de Jérémie, verset 4 : « La parole de l’Éternel me fut donc adressée et il me dit :

« Avant que je te formasse dans le sein de ta mère, je t’ai connu ; avant que tu fusses sorti de son sein, je t’ai sanctifié, je t’ai établi prophète pour les nations. »

« Et je répondis : « Ah ! Seigneur éternel, voici, je ne sais pas parler ; car je ne suis qu’un enfant. »

« Et l’Éternel me dit : « Ne dis point : Je ne suis qu’un enfant, car tu iras partout où je t’enverrai, et tu diras tout ce que je te commanderai. »

« Et l’Éternel étendit sa main et toucha ma bouche ; puis l’Éternel me dit : « Voici, j’ai mes paroles dans ta bouche. »