Culture et diplomatie. Académie des sciences morales et politiques

Le 14 novembre 2011

Xavier DARCOS

Culture et diplomatie

par M. Xavier Darcos
Secrétaire perpétuel
de l’Académie des Sciences morales et politiques

séance solennelle du 14 novembre 2011

 

Monsieur le Président,
Monsieur le Chancelier,
Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mes chers Confrères,
Mesdames et Messieurs,

Il y a un siècle et demi, on pouvait croiser dans les salons du Quai d'Orsay un personnage singulier, aujourd’hui tout à fait effacé de la mémoire des hommes – hormis une poignée de diplomates et d’historiens. Il s’appelait Félix Feuillet de Conches et dirigeait le Protocole. Il était entré au Ministère des Affaires étrangères en 1814 à l’âge de 16 ans et ne le quitta qu’en 1877, après avoir survécu à sept régimes politiques, et au terme d’une carrière exceptionnelle de près de soixante-trois années. Feuillet de Conches était un homme de lettres et un homme d’esprit, à la fois très classique et aussi ouvert sur le monde que l’exigeait son office. Un jour, il trouva une belle édition des Fables de La Fontaine et s’en procura plusieurs exemplaires. Cette édition de grand format présentait à ses yeux un grand avantage : les textes imprimés y étaient entourés de très vastes marges blanches. Cette maquette particulière lui fit concevoir alors une entreprise étonnante. Lorsqu’un consul ou un diplomate français était sur le point de partir vers un pays lointain, il lui donnait, avec ses passeports et ses instructions, quelques pages de son édition des Fables. L’agent français avait pour mission d’aller trouver les meilleurs dessinateurs ou peintres des contrées dans lesquelles il était envoyé, de leur faire traduire les Fables dans leur langue afin qu’ils les comprennent, et de leur demander qu’ils les illustrent à leur manière, selon leur inspiration et leur style, mais toujours dans l’art du pays. Ainsi Feuillet de Conches a-t-il réuni une collection unique au monde des Fables de La Fontaine illustrées par les meilleurs artistes des cultures les plus diverses, à l’image des pays où la diplomatie française était alors représentée.

Ce personnage insolite et oublié incarne, me semble-t-il, les liens entre culture et diplomatie. Voici un homme qui perçoit dans l’une des œuvres littéraires françaises les plus classiques la part d’universel qu’elle contient, et qui tâche à en susciter les résonances dans les cultures les plus éloignées de la sienne. Quel puissant symbole d’une culture riche, fière d’elle-même, mais surtout pleinement ouverte au dialogue avec le monde, que ce recueil des Fables illustrées par les artistes de tous les continents ! Il se pourrait que, des profondeurs de l’oubli d’où il serait temps de l’extraire, Félix Feuillet de Conches soit l’un des précurseurs à la fois de la diplomatie culturelle et de la culture diplomatique modernes.

Sans doute accorda-t-il une importance toute particulière à l’une de ces fables. Elle est intitulée précisément Le pouvoir des fables – une fable sur la fable – et elle est dédiée à un diplomate, Paul de Barillon, ambassadeur envoyé à Londres pour tenter de rétablir la concorde entre la France et l’Angleterre. La Fontaine y met en scène un homme d’État qui, s’adressant à son peuple, fait mine de raconter une anecdote frivole pour mieux capter son attention sur l’extrême gravité de la situation internationale. Moralité : le diplomate est celui qui saura comment comprendre son interlocuteur et sa culture, et qui saura mobiliser sa propre culture, de façon à lui parler avec l’intelligence du moment et la pertinence du verbe. Seconde moralité : paradoxalement, ce n’est pas tant dans la période de prospérité et de paix, mais à l’heure de la crise la plus dramatique que le diplomate doit déployer ses qualités d’homme de culture.

Nous sommes au XXIe siècle, me dira-t-on : Feuillet de Conches est bien loin, et La Fontaine plus encore. Rien n’est moins sûr. En ouvrant par cet exemplum mon discours d’aujourd’hui, le premier dans mes fonctions de secrétaire perpétuel, j’ai voulu vous rassurer sur mes intentions. Si j’ai choisi d’intituler mon propos « Culture et diplomatie », ce n’est pas dans l’idée de prononcer une énième allocution sur la diplomatie culturelle de la France, son histoire, sa vie, son œuvre. Mon projet est de montrer que le rapprochement entre les notions de culture et de diplomatie ne se limite pas à ce qu’on appelle « l’action culturelle extérieure », mais qu’il pose la question de la nature même de la diplomatie dans notre monde. À quoi servira-t-il de donner une vague couleur culturelle à notre action diplomatique ou une vague couleur diplomatique à notre action culturelle, à quoi servira-t-il de juxtaposer artificiellement la culture et la diplomatie, si nous ne sommes plus capables de placer – que dis-je ? – de replacer la culture au cœur même de la diplomatie ?

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La diplomatie et la culture n’ont pas seulement une longue et ancienne histoire commune : la vérité est que la diplomatie européenne moderne est née de la culture.

Transportons-nous un instant dans l’Europe de la Renaissance, à l’époque où apparaissent les ambassadeurs résidents et les représentations diplomatiques pérennes. Plaçons-nous plus précisément dans l’Italie de la fin du Quattrocento. N’ouvrons pas, pour une fois, le Prince de Machiavel, mais le De officio legati (le « devoir de légat ») d’Ermolao Barbaro. L’auteur est un Vénitien, fils de diplomate et lui-même ambassadeur de la Sérénissime à Milan puis à Rome. Il nous a laissé un bref traité dans lequel il est le premier à s’interroger sur les qualités indispensables à la fonction diplomatique. En humaniste et philologue, il s’inspire du traité des devoirs de Cicéron, le De officiis. Forme et fond, tout y est cicéronien. Pour lui, le bon ambassadeur doit associer les qualités morales et politiques. Il doit être habité par l’amour du bien public, par le dévouement au bien de l’État. Du classique… Rien de surprenant jusque là. Mais il insiste sur une compétence qui lui paraît cardinale : le légat devra aussi être un « homme de bien expert en éloquence » : Vir bonus, dicendi peritus. « Ce qui plaît le plus, écrit le docte Vénitien, c’est la courtoisie [humanitas], l’affabilité [facilitas], la modération [moderatio], la bienveillance [benevolentia]. » Le bon ambassadeur fera humblement abstraction de ses propres opinions pour se placer au service de celle de ses chefs ; il s’abstiendra de médire de ses prédécesseurs ou de ses successeurs, refusant l’adage selon lequel on succède à un incapable et on est remplacé par un ambitieux sans scrupule ; il refusera de quémander des faveurs pour ses amis ; il usera de discrétion, mais aussi de concision : il saura se montrer bref dans ses entrevues avec les princes, qui ont beaucoup à faire ; il n’usera ni de flatterie ni de ruse, mais fera preuve d’honnêteté et d’intégrité. Ermolao Barbaro consacre une partie de son livre à décrire la paix qui doit régner dans la demeure de l’ambassadeur : In legati domo pax sit. On y pratiquera toutes les occupations propres à l’honnête homme, c’est-à-dire la peinture, le chant, l’écriture – tout ce qui concourt à la paix.

Croit-on que ce diplomate idéal, tel que la Renaissance le conçoit en pleine genèse de la diplomatie moderne, puisse se dispenser d’être ce que nous appelons, avec nos mots, un « homme de culture » ? J’ai dit que la diplomatie européenne moderne était née de la culture. Je précise : il aurait été plus approprié de dire qu’elle est née des « belles-lettres ». Mieux encore, elle est née de ce qu’il est convenu d’appeler « la République des Lettres ». Elle est sortie de ces réseaux de lettrés et de savants, de cette toile invisible tissée à travers l’Europe par les hommes de la Renaissance. L’Europe médiévale moribonde se déchirait entre catholiques et protestants ; chaque prince devait choisir son camp et rejoindre le Corpus catholicorum pour les uns, le Corpus evangelicorum pour les autres. Mais la fièvre humaniste qui venait de susciter la fracture de la Réforme avait en quelque sorte produit son propre remède : la « République des lettres » a offert à la diplomatie naissante ses réserves de correspondants – hommes d’État ou hommes d’Église, mais toujours hommes de lettres – grâce auxquels une nouvelle pratique des relations internationales a pu se faire jour.

Bien sûr, tout ambassadeur n’avait pas le goût ni le temps de tenir lui-même la plume. Et c’est souvent au second rang, parmi les secrétaires, qu’il faut chercher les premières figures de ce que l’on appellera plus tard « l’écrivain-diplomate ». Faut-il rappeler que le cardinal du Bellay, ambassadeur à Rome, eut auprès de lui son neveu Joachim mais aussi Rabelais ? L’ambassadeur était imprégné de cette culture commune qui lui permettait de représenter dignement son souverain, de converser, de négocier, de vivre avec ses homologues étrangers, et d’écrire ou de faire écrire le récit de sa mission.

Le « Siècle de Louis XIV » puis le « Siècle des Lumières » consolident cet idéal diplomatique et y ajoutent une dimension nouvelle : l’influence politique de la France, pour le présent et surtout pour l’avenir, dépend du rayonnement de sa langue. Dans son recueil Quand l’Europe parlait français, Marc Fumaroli a magnifiquement évoqué le règne de la France sur les esprits grâce à l’usage généralisé de sa langue parmi les élites du XVIIIe siècle :

« La distinction tranchée que nous sommes tentés de faire aujourd’hui entre culture et diplomatie, écrit-t-il, fait obstacle à la compréhension d’un XVIIIsiècle où la diplomatie imprègne tout, parce que ce siècle a recherché passionnément une paix civilisée qu’il savait fragile. »

La pensée inventive, l’esprit de conversation, l’attitude critique ne pouvaient alors s’exprimer que dans la langue de Voltaire. Mais ce rayonnement ne se limite pas à l’Europe : au Liban, par exemple, dès le XVIIsiècle la diplomatie royale s’efforce de promouvoir l’enseignement du français parmi les élites. On ne redira jamais assez, plus près de nous, le rôle fécond joué encore par nos établissements d’enseignement à l’étranger, refuge et rampe de lancement pour les élites locales, souvent modelés à jamais par cette formation initiale.

Ces préfigurations de notre « diplomatie culturelle » sont aujourd’hui bien connues. On commence aussi à mieux appréhender l’apport du XIXe siècle, lorsque le Ministère des Affaires étrangères et celui de l’Instruction publique soutiennent l’essor des missions catholiques. Celles-ci étaient majoritairement françaises et c’est dans leurs écoles que la langue française était enseignée à travers le monde. La Troisième République prolonge cette tradition, mais elle la double de son versant laïque : en 1883 est fondée l’Alliance française, dans un esprit républicain solidement ancré dans les idéaux des Lumières et de la Révolution.

Le XXe siècle a complété le dispositif en multipliant les centres culturels, qui furent d’abord des antennes d’universités françaises, sous le nom d’« instituts ». On y organisait des conférences et des cours, notamment de littérature et de civilisation françaises. À cette première génération – Florence, Londres, Lisbonne ou Stockholm – s’ajoutèrent après la Libération des instituts « de seconde génération », principalement au Moyen-Orient (Beyrouth, Téhéran...), en Afrique et en Europe (en Allemagne notamment). Les premiers pas de la réconciliation franco-allemande, de ce « couple » dont nous parlait ici même l’an dernier mon prédécesseur, Michel Albert, doivent beaucoup à l’implantation de ces foyers rayonnants, de part et d’autre du Rhin.

C’est alors qu’une puissante « Direction générale des relations culturelles » (dont un des nos confrères, Jean-David Levitte, sera le directeur dans les années quatre-vingt-dix) remplaça le modeste « Service des œuvres françaises à l’étranger » et que les premiers postes de conseillers culturels en ambassade furent créés. Ce renouveau fut très fortement secondé par l’Alliance française, qui développa son réseau, notamment en Amérique latine. Si bien que la France s’appuie sur une double structure : le réseau des établissements culturels proprement dits (150 dans 91 pays) et celui, finement ramifié, des Alliances françaises (1098 établissements dans 138 pays).

Le XXIe siècle a coordonné ces actions : depuis le 1er janvier 2011, l’Institut français (que nous ne confondrons pas ici, Monsieur le Chancelier, avec l’Institut de France) est l’opérateur unique du Ministère des Affaires étrangères pour l’action culturelle extérieure de la France. Tout ce qui progresse converge.

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La diplomatie, on le voit, est née de la culture, et la culture n’a cessé de l’accompagner dans sa croissance. De toute évidence, la diplomatie actuelle n’est plus celle de la Renaissance, ni celle des Lumières, ni celle de l’ère industrielle et coloniale, ni celle des nationalismes exacerbés, ni même celle de la Guerre froide. La diplomatie est de moins en moins le champ exclusif des États, et d’autres acteurs culturels entrent aujourd’hui en jeu : individus, groupes, associations, organisations non-gouvernementales, collectivités, institutions, musées, théâtres… contribuent aujourd’hui à l’élaboration d’une action culturelle internationale qui se passe de l’intermédiaire des États.

Dans ce nouveau contexte, la culture a-t-elle encore sa place dans la diplomatie ?

La première réponse est presque une banalité pour tous les penseurs des relations internationales : aujourd’hui plus que jamais, nous avons conscience de la place qu’y occupe la culture. On a longtemps cru que les confrontations économiques et matérielles étaient le tout des relations internationales ; il faut aujourd’hui prendre toute la mesure des forces spirituelles, intellectuelles et culturelles. On a longtemps cru que la politique mondiale n’était que la simple addition des relations entre États ; il faut admettre que le pouvoir n’appartient plus seulement à celui qui détient la puissance militaire, industrielle, financière, mais aussi à celui qui a des valeurs à promouvoir, une culture à proposer, une histoire à raconter sur la destinée commune.

Dès les années trente, l’historien Pierre Renouvin, qui fut membre de notre Académie, avait montré que les « forces matérielles » d’une nation – c’est-à-dire les facteurs géographiques, démographique ou économiques – n’avaient pas plus de poids que les « forces profondes » qu’il nommait « spirituelles », telles que le sentiment national, les convictions religieuses ou l’attachement au pacifisme. Il prolongea cette intuition dans l’introduction de son Histoire des relations internationales. Un décideur, explique-t-il, est influencé par ces mêmes « forces profondes » que sont sa formation, son entourage, ses réseaux de sociabilité, son éthique voire sa religion. La plupart des internationalistes se sont placés dans ce sillage, jusqu’aujourd’hui.

Le sujet a trouvé une nouvelle vigueur avec les problèmes migratoires et avec les mutations du monde depuis vingt ans. Notre image de l’Autre s’est modifiée après la chute du mur de Berlin et avec la montée du terrorisme islamiste. Même dans le cinéma populaire ou dans les romans policiers, voire les bandes dessinées, le méchant n’est plus un ancien SS ou un cadre du KGB mais un barbu hystérique et fanatisé. L’action culturelle des États doit tenir compte de ces mutations de l’opinion publique, de ces nouvelles polarités mentales, de ces antagonismes mouvants. Elle peine souvent à y imprimer sa marque, tant les choses sont instables. Mais elle y trouve aussi la confirmation de son utilité : la place des « forces profondes » – et donc de la culture – dans les relations internationales est encore la meilleure justification possible de l’implication indispensable des acteurs diplomatiques dans les enjeux culturels.

C’est le sens de ce qu’on appelle la « diplomatie culturelle », expression traduite de l’anglais cultural diplomacy. La notion est encore délicate et floue, mais elle est utile et féconde. Nous la devons à l’Américain Joseph Nye. Au début des années 1990, les « déclinistes » d’outre-Atlantique affirmaient que le recul de l’influence américaine était inéluctable, tandis que l’Europe et l’Asie connaissaient un grand essor économique. Joseph Nye leur répondit qu’il ne fallait pas confondre l’hégémonie économique d’une nation avec son rôle mondial ou son prestige international. Non seulement, à ses yeux, les États-Unis resteraient une puissance militaire incomparable, mais ils disposeraient de surcroît d’un avantage nouveau et décisif à l’avenir : la capacité de séduire et de persuader les autres États, sans avoir à user de la force ou de la menace. En d’autres termes : la capacité de faire en sorte que l’autre veuille la même chose que soi, dans une sorte de désir triangulaire. C’est ce qu’on nomme le « soft power » (j’ose cet anglicisme sous cette coupole), fondé sur la réputation, le prestige, la culture. Art de la communication et de la persuasion ; séduction des idées ; attractivité d’une culture ; esprit d’ouverture ; rayonnement scientifique et technologique ; force de la langue : dans un processus de mondialisation où s’accroît l’interdépendance des nations, toutes ces forces abstraites produisent une influence concrète, plus large et plus forte dans la vie internationale. Selon Joseph Nye, dans la confusion babélienne d’un univers interconnecté, le pouvoir provient non du diktat mais de l’influence, non de la force matérielle mais de l’attraction. Aux armes doit succéder la culture : une version moderne du classique Cedant arma togae.

Prolongeant les travaux de Joseph Nye, bien des théoriciens ont donné une acception plus large du soft power. On utilise cette notion pour cerner toutes les façons auxquelles recourent les individus pour esquiver le cadre politique classique et officiel de la politique internationale. On considère que les truchements usuels se sont affaiblis : truchements usuels qui étaient l’entremise de chefs d’État, les réunions des ministres, les contacts des ambassadeurs ou le jeu des administrations. Les attentats du 11 septembre ont fait entrevoir les limites de la diplomatie classique du rapport de force. Elle a montré la nécessité d’établir des ponts culturels pour éviter un « choc des civilisations ».

Observons combien notre année 2011, celle des printemps arabes, dix ans après que fut vulgarisée cette fâcheuse vision d’un inévitable « choc des civilisations », a montré qu’il fallait y substituer « une alliance des civilisations ». Car c’est par la culture, je devrais dire par les cultures, qu’il va falloir tout recommencer, entre le nord et le sud de la Méditerranée. L’actualité nous appelle à le faire, en nous donnant d’emblée une partie de la réponse, vu la demande de débats qui émane de tous les secteurs de la société civile, dans des pays comme l’Égypte ou la Tunisie. Les blogueurs inventifs, qui furent des déclencheurs, vont céder la place à des forums plus posés et fondateurs. En de telles époques de transition, le champ de la diplomatie traditionnelle s’anime et s’élargit. La culture y tient une place centrale : au moment où le débat démocratique se réinvente, il s’agit de trouver d’autres formes de présence, de complémentarité et de dialogue.

Là est le rôle de la diplomatie culturelle, qui s’adresse directement aux populations des sociétés étrangères à un niveau non politique. Cette démarche suppose de la patience, car les résultats n’en sont pas appréciables dans l’instant. Elle suppose surtout une connaissance de l’Autre. Il a fallu que les États prennent conscience qu’un dialogue entre les cultures était vital, que la « diversité culturelle » était désormais une vulgate internationale, que la « communication interculturelle » était une mission première des diplomates.

Tout grand pays en a aujourd’hui pleinement conscience. La France fut pionnière. Elle dispose d’un réseau de centres et instituts culturels qui reste le premier au monde par sa présence dans 150 pays. Elle exporte ainsi aux quatre coins du monde ses festivals, ses journées et ses saisons, théâtrales ou musicales. Dans certains endroits, ces implantations jouent un rôle irremplaçable, comme, par exemple, l’Institut français de Port-au-Prince, qui héberge la seule bibliothèque publique de la capitale haïtienne. Mais nous sommes désormais soumis à rude concurrence et nous devons nous efforcer de rester dans la course. Il y a les anciens challengers : Londres avec le British Council, installé dans 109 pays, et axé sur l'enseignement de la langue et sur la coopération ; Berlin et les Instituts Goethe, qui diffusent langue et culture allemandes ; Madrid et ses « Cervantès ». Mais la soft diplomacy est devenue l’un des nerfs vitaux des affaires étrangères de la plupart des autres pays du monde. À la tête du Département d'État américain, Hillary Clinton l’a érigée d’emblée en priorité. Les pays émergents s’en emparent aussi. À l’aune de son influence grandissante, Pékin crée partout des Instituts Confucius : déjà pas moins de quatorze en France. Et combien en Afrique ?

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La culture occupe donc, plus que jamais, une place implicite et vitale dans la diplomatie contemporaine. Mais de quelle culture parlons-nous ? Car celle-ci a connu une profonde mutation à laquelle il faut nous adapter.

Pour schématiser, disons que nous sommes entrés dans une troisième époque de la culture. La première, propre à l’ordre ancien, suivait un modèle vertical fondé sur l’héritage et la tradition. Puis les temps révolutionnaires, avec le progrès industriel, ont entraîné une autre conception, la culture se confondant avec l’avant-garde, la novation, la rupture, l’anticipation et la contestation : « être absolument moderne », disait Rimbaud. Enfin, avec la globalisation, un troisième stade semble atteint : depuis que les processus de production sont partagés entre les différentes régions du monde, les flux culturels, comme tous les autres, ne connaissent plus de barrières. La consommation en est mondiale, effaçant les barrières de classe, de hiérarchie ou de géographie.

Pour désigner cette horizontalité profuse, on parle désormais, vous le savez, dans le sillage de Gilles Lipovetsky, de « culture-monde ». Il ne s’agit pas seulement d’une uniformisation, voire d’une américanisation du monde, comme on le prophétisait dans les années 1980. En attestent les succès de la diversité : les mangas japonais, l’art contemporain chinois, la photo africaine, le cinéma est-asiatique ou indien, les stars afro-caribéennes de la musique et de la danse, ou encore le design suédois. Il serait, à la rigueur, moins inexact de dire que chacun dispose de deux cultures : la sienne et l’américaine.

Ainsi, lorsque nous parlons aujourd’hui de « la culture », nous ne désignons plus seulement un ensemble de normes sociales héritées du passé, mais un secteur économique en pleine expansion, un capitalisme culturel – ou une culture convertie aux logiques marchandes. Voyez comme sont mises en concurrence les propositions culturelles : même les grandes agglomérations cherchent à créer une attractivité, grâce à des musées-objets – on cite toujours le Guggenheim de Bilbao –, des festivals, des prestations grandiloquentes, des vedettes planétaires issues du star-system et des événements mondiaux. Le marketing culturel est en pleine envolée : les industries culturelles se développent, le consumérisme est total et permanent, les médias et les réseaux numériques s’infiltrent ou s’imposent en tous secteurs.

Telle est la nouvelle donne. La fonction et l’économie de la culture en sont radicalement changées. La culture est partout et son centre nulle part, alors que ce centre fut longtemps l’Europe et ses valeurs. Inutile de s’en lamenter. Mais cette mutation radicale, qui va se poursuivre, implique de nouvelles politiques, pour aider les consciences à s’orienter dans un univers plus confus et plus incertain. Elle offre un défi à toutes les institutions académiques, savantes, universitaires, muséales, éditoriales. L’école, la première, devra s’y adapter pour que le jeune citoyen dispose des repères et du recul critique indispensable dans la profusion des informations disponibles. La culture générale sera plus que jamais nécessaire, comme un lest, pour stabiliser la raison dans un monde d’abondance culturelle, où l’éphémère triomphe, où la hiérarchie des savoirs s’affaisse au profit d’un éparpillement, où s’imposent à la fois le cosmopolitisme et l’individualisme.

À ce stade de notre réflexion, la question n’est plus de savoir si la culture a encore une place dans la diplomatie – la réponse est clairement positive – mais d’imaginer quelle place la diplomatie peut encore avoir dans cette culture. Quelle voix faire entendre dans le vacarme assourdissant des réseaux et des écrans ?

Ma conviction profonde est d’abord que le pouvoir politique – par le truchement de sa diplomatie – n’a pas le droit d’abdiquer toute ambition face à la « culture-monde » où règnent les grandes sociétés privées de l’industrie culturelle internationale. Je ne crois pas que la séparation du diplomatique et du culturel – en clair, la séparation entre le réseau culturel et les ambassades – soit la solution dans la bataille du soft power. Parmi les télégrammes que nous a révélé Wikileaks, plusieurs émanent des postes diplomatiques américains, se désolant que la France pénètre des marchés économiques ou obtienne des succès industriels en s’abritant derrière (je cite) « le paravent de la coopération culturelle ». Cet hommage négatif est une vraie consolation.

Cette nouvelle diplomatie culturelle exige aussi une pleine implication des diplomates eux-mêmes : c’est la deuxième conviction profonde que je veux vous présenter, en terminant. La culture et la diplomatie forment un tout cohérent et indissociable. L’action culturelle n’est pas, dans le meilleur des cas un « supplément d’âme », et dans le pire un « accessoire » élégant dont il faudrait doter la diplomatie pour faire oublier ce qui en serait le cœur : les intérêts, les « affaires », la Realpolitik. Seule la culture permet à la diplomatie d’être, osons le mot, une pratique humaniste. Les hommes de la Renaissance ne sont pas si éloignés de nous, malgré le demi-millénaire qui nous sépare : dans un monde déchiré, projeté dans l’inconnu, ils ont refondé les relations internationales sur la République des Lettres, comme la meilleure façon de préserver la paix. Parce que la diplomatie est affaire de compromis entre passions et intérêts opposés ; parce qu’elle est affaire de mots et d’hommes ; parce qu’elle est dialogue ; parce que l’esprit de la diplomatie ne peut se passer d’une diplomatie de l’esprit ; parce que depuis toujours, les lettres et les arts sont les fruits et les ornements de la paix.

La culture, au sens privé, est aussi une qualité essentielle du diplomate : elle le guide dans les négociations qu’il doit mener ; elle l’inspire dans les rapports qu’il doit adresser au Département ; elle l’éclaire dans sa compréhension du pays qui l’accueille. Qu’on se rassure : pour qui connaît un peu la société des diplomates français, il n’est guère de milieu plus lettré, plus cultivé et mieux informé. La France, significativement, a par ailleurs une tradition des écrivains diplomates, de Du Bellay à Stendhal, de Chateaubriand à Claudel, de Morand à Romain Gary, de Saint-John Perse à Pierre-Jean Rémy. Elle a aussi confié des postes importants à des auteurs confirmés, comme François-Régis Bastide, Jean-Christophe Rufin ou Daniel Rondeau. J’en oublie. Faut-il encore ouvrir plus largement la carrière diplomatique aux chercheurs, savants, universitaires, écrivains ? Pourquoi pas. Faut-il faciliter les initiatives de diplomates professionnels qui désirent s’engager dans des travaux de recherche ou d’écriture ? Sans doute. Faut-il mettre au programme des concours de l’ÉNA et du Quai d’Orsay La Fontaine, Cicéron et même Ermolao Barbaro ? Qui s’en plaindrait ? Personne, je suppose, au moins sous cette coupole.

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Chers Confrères, Mesdames, Messieurs,

Il y a tout juste dix ans disparaissait un homme qui fut membre de notre Académie au titre des associés étrangers avant d’être membre de l’Académie française, et qui a incarné plus que tout autre la place de la culture au plus haut niveau de l’action publique : je veux parler de Léopold Sédar Senghor. Quelques semaines avant sa mort, il avait conclu en ces termes un colloque sur le thème Africanité/universalité :

« Les temps ont changé, disait-il, mais je continue à croire d’abord et par-dessus tout à l’avènement d’une culture de l’Universel qui sera fondée sur le dialogue, l’influence réciproque de toutes les cultures. Il ne s’agit pas de renier la civilisation négro-africaine. Tout au contraire, il est question de l’approfondir et de bien nous enraciner en elle sans cesser de nous ouvrir aux apports fécondants des autres continents et civilisations du monde. »

Senghor a été l’un des grands poètes du XXe siècle. Son humanisme le place parmi les références de notre XXIe siècle. En effet, il ne s’agit pas, pour nous, de renier notre civilisation, mais d’approfondir ce qu’elle porte d’universel, pour mieux recevoir les apports fécondants des cultures du monde. Telle est la place de la culture française dans le monde : elle est indissociable d’une certaine idée de la diplomatie. Promouvoir cette idée n’est pas l’apanage des seuls professionnels de la culture : cette mission est celle de tous les diplomates. Plus que nous ne le croyons, le monde est à l’écoute, à notre écoute. La France, j’en suis convaincu, saura encore y faire entendre sa voix.