Congrès des écrivains étrangers de langue française à Liège

Le 7 juin 1939

Abel BONNARD

Congrès des écrivains étrangers de langue française

A LIÉGE

le mercredi 7 juin 1939

DISCOURS

DE

M. ABEL BONNARD
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Mesdames et Messieurs,
Mes chers Confrères,

Au moment où tout devrait m’imposer le devoir de vous remercier amplement pour l’honneur que vous m’avez fait, en m’appelant à cette place, un sentiment est si fort en moi qu’il prime tous les autres et veut être exprimé d’abord : c’est l’émotion grave et profonde que j’éprouve devant le témoignage que l’assemblée que vous formez ici rend à mon pays. Il me semble voir chacun de vos visages au bout d’un des rayons de la France, et comme rien ne célèbre si bien la gloire du soleil, que la variété et l’abondance des fruits qu’il a mûris, je ne saurais mieux me représenter la splendeur féconde du génie français qu’en pensant à tous vos livres, nés à la fois de votre sève et de sa chaleur. Que mon premier remerciement soit donc l’expression de mon sentiment le plus fort, qu’il jaillisse de moi directement, comme un cri : je vous remercie d’aimer la France. Mais cela n’est pas assez dire : je vous remercie surtout d’aimer la France avec exigence. Qu’il s’agisse d’une nation ou d’une simple créature, tout grand amour est un grand rappel : il oblige l’être qui a mérité notre culte à en rester digne, il se manifeste comme une sainte violence que nous exerçons sur tout ce qu’il a de médiocre, au nom de ce qu’il a de plus beau. Nous le forçons à persévérer dans son propre sens, nous l’empêchons non seulement de déchoir, mais même de fléchir. Le véritable amour ne présente pas à l’objet qu’il chérit un miroir vide, prêt à se contenter de n’importe quelle image, mais un portrait ressemblant qui obsède l’être aimé de sa propre beauté, pour l’empêcher d’y être infidèle. Que de fois, m’entretenant avec certains d’entre vous selon les hasards de mes voyages ou de leurs visites, j’ai été frappé et satisfait au fond de moi-même de ce qu’il y avait de vigilance, d’appétition, je dirais presque de sévérité dans leur prédilection pour la France ! Ils s’attendaient qu’elle répondit sans cesse à l’idée qu’ils se faisaient d’elle. Dans les troubles et le bouleversement d’aujourd’hui, alors que chaque pays, selon les péripéties de la politique, ne se présente par moments à nous que par un fantôme de fumée qui risque d’offusquer la figure d’or de son génie séculaire, un amour comme le vôtre est d’autant plus précieux à ma patrie qu’il tend sans cesse à la ramener à ses expressions les plus hautes. Ces traits souverains de la France, nous pouvons essayer de les dire, non pas selon une fade et vile rhétorique qui célèbre n’importe quoi parce qu’elle est indifférente à tout, mais en nous appliquant à les bien marquer. La France permanente, la France des siècles, est le pays de l’ordre le plus noble et le plus humain ; elle se manifeste éminemment par ces cathédrales où le sublime ne rompt pas avec la Mesure, ni l’enthousiasme avec la raison ; elle a enseigné à l’Europe cette politesse raffinée qui est aux antipodes de la brutalité primitive, puisque l’homme qui la pratique se pique de relever jusqu’à lui l’inférieur qu’il aurait pu impunément dédaigner. La France est le seul pays de l’Occident qui s’est plu non seulement à étendre sa puissance, mais aussi à la tempérer, le seul qui ait ajouté un charme à ses armes, une séduction à son pouvoir, le seul qui ait fait fondre l’acier de ses : glaives dans la chaleur de ses rayons, le seul qui ait continué à faire des conquêtes quand il ne faisait plus de guerres, lorsque, comme une Diane qui renvoie ses meutes ; la France n’a voulu atteindre l’âme des peuples que par des clartés aussi suaves que celles que la déesse balance et verse sur le front du pâtre endormi. Les souverains typiques de la France, c’est ce Louis XIV qui fut, pour les rois de l’Europe, plus encore un modèle qu’un vainqueur, c’est l’ineffable saint Louis dont l’auréole répand sur sa couronne un lustre qui la rend unique. On a raillé souvent, et à juste titre, mes compatriotes, de cette manie qu’ils ont de toujours s’attendre que leur pays soit aimé de tous les autres : cela prouve du ‘moins qu’ils désirent que leur pays soit aimable, et si cette prétention d’être aimé est déplacée et ridicule dans le domaine de la politique internationale, elle me paraît légitime sur le plan supérieur de la culture, pourvu que la France travaille à mériter les sentiments qu’elle voudrait susciter. Messieurs, il serait indigne d’un homme qui a fait quelque réflexion sur l’Histoire, c’est-à-dire sur le drame où se projette toute la nature des hommes, de dire des injures à la Force, et rien n’est plus loin de mon intention. La force vaut selon l’âme que nous lui donnons, elle n’est haïe que de la faiblesse. Mais, si rien ne se fait sans la force, rien ne s’achève qu’au-dessus d’elle, et seuls les peuples sont grands qui, au lieu de soulever leur force plus haut que leur propre front, comme un bloc, pour tout écraser, la mettent au-dessous d’eux comme un piédestal. Les seules nations à jamais précieuses à l’homme sont celles qui ont poussé leur puissance jusqu’à la hauteur où leur génie éclot dans un immortel-sourire. Je n’en vois guère, dans le cours des temps, qui aient laissé d’elles ce signe suprême. Il y a le sourire japonais, où s’atteste admirablement une discipline qui joint l’héroïsme au raffinement. Il y a le sourire chinois, où une sagesse évasive nous laisse entrevoir ses secrets sans nous les livrer. Il y a le sourire persan, qui semble nous introduire aux enchantements des contes. Il y a le sourire grec, où l’homme prête à ses dieux une sérénité qu’il essaye ensuite de leur reprendre. Il y a le sourire florentin, où l’amour de la vie se confirme dans l’amour de l’art. Il y a aussi le sourire français, tel qu’il est fixé sur la bouche de l’ange de Reims, si aigu qu’un peu de malice semble se mêler à sa gentillesse adorable, mais dont la finesse marque seulement que la subtilité de l’esprit s’y joue parmi les trésors du cœur. Si je voulais vous rendre sensible la nuance exacte de ce sourire, je vous rappellerais qu’on trouve dans les plus belles œuvres littéraires de notre XVIIe siècle, et en particulier dans le Discours sur les passions de l’Amour, des phrases où le mot d’amitié est employé de telle sorte qu’on ne sait s’il veut dire au juste amitié ou amour. Ne lui ôtons pas cette ambiguïté, gardons-lui cette irisation délicieuse. Il veut dire l’un et l’autre, il désigne le seul amour qui ne passe pas, parce qu’il s’appuie sur la connaissance. Même dans nos anciennes chansons populaires, qui ne sont rien moins que des chansons vulgaires, la jeune fille qui aime un homme dit qu’elle lui a donné son amitié, soit qu’elle parle ainsi par pudeur, soit plutôt pour laisser entendre que le don qu’elle fait d’elle-même vaut plus encore par les sentiments qui le doublent que par les faveurs qui le manifestent. C’est dans ce sens, Messieurs, que je voudrais que la France fût pour vous une nation d’amitié. Aucune arrière-pensée de domination n’accompagne l’influence qu’elle étend sur vous. Ce n’est point par des tributs, mais par des échanges, qu’elle veut, connaître les relations qui vous rattachent à elle et dans le dialogue où elle s’engage avec vous, rien ne l’intéresse davantage que vos réponses. Je vous ai dit tout à l’heure quel service vous rendez à mon pays, en lui rap­pelant tout ce qu’il doit être. Vous ne valez pas moins pour nous, en nous complétant par ce que vous êtes. Si, comme je le crois, c’est l’essence de l’amitié, que chacun de nous s’y efforce de recomposer, avec quelques autres hommes choisis, cet homme complet qu’aucun de nous ne saurait réaliser à lui seul, c’est en ce sens que je vous demande d’être nos amis, pour nous augmenter de ce que nous ne pourrions pas être nous-mêmes. Venez souvent à Paris, mais, je vous en prie, pour n’y être pas des Parisiens, pour y apporter votre nature, votre saveur, et jusqu’à l’accent caractéristique par lequel vous vous appropriez notre langage. Vos œuvres enrichiront d’autant plus notre littérature qu’elles ne copieront pas les nôtres. Elles doivent être pour nous l’expression de la différence, dans le royaume de la sympathie. Si la France d’hier est restée un peu trop béatement close dans la satisfaction de sa propre excellence, je vous promets que la France d’aujourd’hui, dans un monde où les souffles de la tempête ont du moins l’avantage de renverser toutes les cloisons, portera à vos ouvrages l’intérêt le plus attentif. Ayant l’honneur de représenter ici l’Académie française, je vous assure qu’elle est tout entière dans ces sentiments et qu’elle regarde comme sa fonction même de se rattacher directement à tous ces écrivains qui, n’étant pas Français d’origine, le sont devenus en quelque chose par leur propre choix. Ce n’est pas comme des planètes autour d’un astre, et brillant seulement d’un éclat réfléchi, c’est comme autant d’étoiles lumineuses par elles-mêmes que j’aperçois vos pays autour du mien. Je les salue tous solennellement, cette Belgique à laquelle nous sommes unis par des affinités séculaires et par une fraternité ‘inoubliable ; cette Suisse romande, pays des lacs les plus purs comme des monts les plus hauts, qui ajoute si bien sa candeur et sa gravité aux qualités, qu’elle a en commun avec nous, cette Roumanie’ unie à la France par un pont de lumière, cette Grèce qui rapproche le pays de Sophocle du pays de Racine, cette Egypte à laquelle’ la France a envoyé, non seulement saint Louis et Bonaparte, mais l’élite de ses savants et de ses écrivains, cette Syrie unie à nous depuis les Croisades, cette antique Arménie couronnée de sa foi chrétienne au bord de l’Orient musulman, cette île d’Haïti qui, à moitié française autrefois, est tout entière, aujourd’hui, l’amie de la France, ce Luxembourg qui pique à notre frontière sa charmante étincelle d’indépendance et enfin ce cher Canada, aussi près de nous réellement qu’il en semble physiquement éloigné, ce Canada où la plante française ‘,a reverdi avec tant de vigueur et qui, dans les vertus qu’il a conservées, montre aux Français celles qu’ils doivent retrouver. Il faudrait parler aussi de cette Amérique latine qui entre dans un grand avenir, de cet Annani où des lettrés qui me sont très chers s’approchent du génie français avec l’âme exquise qu’a formée en eux la culture de l’Extrême-Orient. II faudrait nommer encore parmi nos meilleurs amis cette Hollande toute voisine qui est un des pays de l’Art, cette Hongrie qui est un des pays de la poésie, ces États-Unis d’Amérique où des hommes de pensée et de culture se dégagent de plus en plus nombreux d’une prospérité matérielle qui a elle-même étonné le monde. D’une part, Messieurs, je voudrais ici n’oublier personne, d’autre .part je ne serais pas fâché d’avoir commis involontairement un oubli, pour montrer que les peuples où des esprits et des âmes sont atteints par les rayons de la France sont si nombreux et si disséminés dans le monde que lorsqu’on veut les de signer tous, il est impossible, avec la meilleure volonté, dé n’en pas omettre quelqu’un.

Ainsi donc, Messieurs, prenons ensemble conscience de ce que nous sommes, pour l’être désormais davantage. Ne craignons .pas de croire en nous-mêmes, Si c’est la meilleure façon de témoigner notre foi dans les choses sublimes que nous représentons. Si contrariées qu’elles soient par le temps où nous vivons, peut-être le matérialisme troublé d’aujourd’hui leur est-il au fond moins ennemi que le matérialisme béat d’hier. L’homme d’à présent commence à sentir le besoin de ce qui lui manque. Il aspire à ces éva­sions par le haut que seules les arts peuvent nous donner, et qui nous sont d’autant plus nécessaires que, même pour défendre avec force, dans le drame actuel, les choses suprêmes que nous aimons, nous devons parfois nous retirer du combat, afin de remonter jusqu’à elles. Jouissons d’être ici portés à une hauteur où les sentiments que nous éprouvons sont pacifiques par leur supériorité même et convions toutes les autres nations à venir nous rejoindre, pour former avec nous cet arc-en-ciel de la culture qui associe les couleurs de toutes les races et de tous les peuples, sans les brouiller et en gardant au contraire à chacune d’elles l’éclatante naïveté du ton pur. Nous faisons ici, à nous tous, un foyer dont chacun de nous, en s’en allant, emportera la chaleur. Nous composons ici, pressés les uns contre les autres, une image de la culture française où chacun de nous n’est qu’un petit cube d’or ou d’outremer dans une mosaïque immense, mais chacun gardera le souvenir de cette auguste figure qu’il a, pour son humble part, contribué à former. La modestie de cette comparaison me ramène au sentiment de moi-même. Souffrez donc, Messieurs, que je vous exprime pleinement, pour finir, une gratitude que je ne vous ai pas suffisamment manifestée en commençant ; acceptez les remerciements de celui de ces petits cubes de la mosaïque que vous avez voulu distinguer de tous les autres, alors qu’il est pareil à tous les autres. Je sais que la bienveillance que vous fixez un moment sur moi ne fait que traverser ma personne pour atteindre mon pays, et il doit en être ainsi. Permettez-moi cependant de dérober, pour m’en enrichir, un peu de ces sentiments qui passent par moi. J’espère que d’heureux hasards me rapprocheront de beaucoup de ceux qui m’écoutent et je vous demande de croire que, dès maintenant, je cherche à atteindre distinctement chacun d’entre vous, avec un intérêt tout nourri de sympathie, avec une sympathie où tâtonne déjà de l’amitié.