Centenaire de Lamartine, célébré à Mâcon

Le 19 octobre 1890

Jules SIMON

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

LE CENTENAIRE DE LAMARTINE

DISCOURS

DE

M. JULES SIMON

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE LACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

 

MESSIEURS,

En me voyant ici entouré des populations accourues pour fêter le premier des centenaires de Lamartine, je me rappelle une autre fête, à laquelle j’ai assisté à côté de lui, il y a quarante-deux ans.

Le gouvernement avait appris des saint-simoniens qu’il faut donner aux déshérités des fêtes publiques, puisqu’ils n’ont pas de fêtes privées, et qu’on peut donner à ces fêtes de l’utilité et de la grandeur en les employant à répandre des idées morales. Nous célébrions ce jour-là la fête de la Concorde, entre la journée du 15 mai, où le peuple avait jeté ses représentants dans la rue, et les funèbres journées de juin, où la civilisation entière fut menacée. Le hasard fit que je me trouvai assis sur l’estrade, immédiatement derrière Lamartine : « Monsieur, lui dis-je, quel que soit le nom officiel de la cérémonie, c’est la fête de Lamartine qu’un peuple entier va célébrer. » Il me serra la main avec une gravité bienveillante, car il n’était pas de ceux qui reçoivent les compliments avec effusion. Le défilé commença, et il fut évident tout aussitôt que j’avais raison.

La garde nationale parut la première. On avait fait courir dans les rangs de crier : « Vive l’Assemblée nationale ! » Quelques colonels, fidèles à la consigne, et qui d’ailleurs étaient députés, essayèrent de pousser ce cri ; mais derrière eux toute la troupe criait : « Vive Lamartine ! » Légions par légions passaient au pas de course devant lui, et toujours, en passant, on lui jetait le même cri avec un ensemble formidable, qui couvrait le bruit du canon.

Puis vint le peuple, par masses profondes, trois ou quatre cent mille hommes, sans ordre, sans étiquette, les magistrats en robes, les professeurs, les membres de l’Institut en costumes, mêlés à la foule des femmes et des enfants ; des prêtres catholiques donnant le bras à des pasteurs protestants, de vieux soldats dans l’uniforme des temps héroïques, des députations de sociétés populaires, des théories de jeunes filles vêtues de blanc et portant des fleurs ; et tous, d’une même voix et d’un même cœur, criaient : « Vive Lamartine ! » Beaucoup de femmes montaient sur l’estrade et lui baisaient la main, quelques-unes répandaient des larmes. Elles lui donnaient des bouquets et des couronnes de laurier. Nous en étions encombrés autour de lui. Il s’était levé, il tendait la main, le front haut, le corps immobile, la figure calme. Il n’eut pas même un tressaillement dans cette longue journée. Je ne crois pas qu’il y eût sur terre un autre homme capable de recevoir une telle ovation sans émotion et sans étonnement.

Il avait cinquante-sept ans.

Je ne vous raconterai pas sa vie. Le monde entier la connaît. Il naquit à la veille même de la Terreur. Son père était emprisonné et désigné pour la guillotine quand le 9 Thermidor le délivra. Il reçut ici même une éducation chré­tienne. Il appartenait à la monarchie par les traditions de sa famille, par les leçons reçues dès le berceau et par les malheurs et les dangers de son père. Il la servit comme garde du corps, entra dans la diplomatie et fut nommé en 1833 député de Dunkerque. Il commença une vie nouvelle à partir de ce moment. La première et la plus radieuse moitié de sa vie avait appartenu sans partage à la poésie.

Illustre et populaire, à un âge où les autres cherchent encore leur voie et essayent timidement de se faire accepter, d’une beauté plastique presque idéale, noble, ce qui était alors quelque chose, il avait eu de brillants succès dans le monde ; mais il s’y regardait comme un étranger, comme un passant. Il disait : « La nature ne m’avait pas fait pour le monde de Paris. Il m’offusque et il m’ennuie. Je suis né Oriental et je mourrai tel. » Il s’échappait, il fuyait, dès qu’il avait une occasion ou un prétexte, il courait ici, à cause d’une famille adorée et des chers souvenirs de l’enfance, ou en Italie, à cause du soleil. Il finit par faire en Orient ce voyage qui est devenu un de’ ses beaux livres, qui fut pour lui comme un rêve et pour l’Europe un éblouissement. Il y jeta ses trésors ; il y perdit les délices de son cœur, sa fille chérie. Il parut au milieu des poètes et des philosophes orientaux comme un des leurs. Ils accouraient autour de lui pour l’entendre et lui demander de prophétiser. Le sultan, pour mieux marquer son admiration, lui fit présent d’un territoire.

Il était poète par don de nature, dès son enfance. Il ai­mait cette langue cadencée, sonore comme la musique, vague comme elle, un peu plus précise cependant, exprimant toutes les sensations, depuis la terreur jusqu’à la grâce et renfermant parfois la pensée dans une brève et heureuse formule, qui en augmente la force et en perpétue la durée. D’autres ont employé tous les efforts de la volonté à dé­velopper et à féconder leur génie ; il n’a eu qu’à suivre le sien, qui lui fournissait en abondance les images, la passion et l’harmonie. Il portait les beaux vers et les laissait tomber de ses lèvres comme un arbre situé dans un sol fertile, sous les regards du soleil, se couvre de fruits et de fleurs et jonche autour de lui la terre de ses produits embaumés et savoureux.

Comme c’était un homme de peu d’efforts, c’était aussi un homme de peu de livres. Nous connaissons par lui-même ses amis de chevet : Job, Homère, Virgile, le Tasse, Milton, Rousseau, et surtout Ossian et Paul et Virginie. Il goûtait peu les poètes de ses premières années, poètes de boudoirs ou de tréteaux, qui confondaient la grâce avec les fadeurs ou étouffaient l’art sous la règle. Indifférent aux écoles et aux préjugés, il exprimait des idées modernes dans la langue du grand siècle, qui est la vraie langue française. Il blâmait ceux qui, regardant la poésie comme le privilège des âges primitifs, ne savent qu’imiter et recommencer. Il sentait, en lui et autour de lui, dans les besoins et les aspirations de cette société qui venait d’être remuée jusque dans ses fondements, une source nouvelle et plus puissante de poésie. Elvire avait été la première inspiratrice. Elle mourut. L’âme du poète n’en fut pas refroidie, parce qu’elle transporta plus haut les élans de son amour. La Révolution avait chassé la religion ; l’Empire l’avait rappelée, mais comme moyen de police. La Restauration la reprenait comme une égide pour elle, comme un frein et une consolation pour le peuple. Une école de philosophie, qui avait mis les doctrines de l’Encyclopédie en catéchisme, s’efforçait, dans la métaphysique, de se passer de Dieu, et, dans la pratique, de le rendre impopulaire. Lamartine sentait la noble inquiétude de Chateaubriand, le tourment des philosophes spiritualistes.

Il sentait Dieu, il voyait le mal, il cherchait à les concilier par l’inspiration, comme les philosophes les concilient par l’observation et l’induction. Tout grand poète est doublé d’un philosophe, toute philosophie confine à la poésie. Même origine et même fin ; il n’y a de différence que la route. Ramener le monde à Dieu, la société humaine à la foi, et les déshérités de la vie à une condition plus heureuse, ces grands problèmes religieux et sociaux assaillaient son esprit et le remplissaient de tristesse ou dd joie suivant qu’il en voyait le côté ténébreux ou le côté lumineux.

Son âme était comme possédée par un christianisme poétique où le scepticisme à peine senti apportait la passion et la lutte, où une sorte de panthéisme inconscient et intermittent ouvrait des horizons éblouissants et des mirages trompeurs. La vieille foi survivait, triomphait, appuyée sur des traditions séculaires et sur les enseignements maternels, toujours présents à son esprit, et renouvelés même après la gloire. Quelle qu’ait été la diversité des impressions que la nature jetait dans son âme et par son âme dans ses vers, le fond en fut toujours un profond instinct de la divinité dans toutes choses. Quand il lisait ses Méditations à quelques amis, la nouveauté de ces sentiments et de ce langage leur arrachait des cris d’admiration. Ils copiaient ses vers, ils les apprenaient par cœur, ils les récitaient dans le monde. Il fallut le violer pour les publier. Il ne voulut pas d’abord y mettre son nom. « C’est un jeune homme qui s’essaye, disait l’éditeur. Si ces Méditations plaisent au public, il en a d’autres qu’il publiera ensuite. » Le succès fut foudroyant. Ce siècle n’en avait pas vu de semblable depuis le Génie du Christianisme. Lamartine devint en un seul jour, non seulement illustre, mais populaire. Il eut cette gloire, la plus enviable pour, le génie, de charmer les hommes et de les améliorer en même temps, en remplissant leurs cœurs de grands sentiments et en nourrissant leurs esprits de nobles pensées.

Il donna après les Méditations, la Mort de Socrate, le Dernier Chant de Childe Harold et les Harmonies poétiques et religieuses. Dans un morceau sur les Destinées de la Poésie, écrit en 1834, il disait : « Ne laisserai-je ma pensée poétique que par fragments et par ébauches, ou lui donnerai- je enfin la forme, la masse et la vie dans une œuvre qui se tienne debout et qui vive quelques années après moi ? » Il rêvait d’écrire un poème où le problème de la destinée ‘humaine, tel qu’il se pose aujourd’hui entre la religion et la science, fournirait à lui seul les péripéties du drame et les éléments de la passion. Il n’en a donné que l’épisode de Jocelyn, un épisode qui est un poème.

Ce fut une séance mémorable de notre Académie que celle du ler avril 1830, où le grand Georges Cuvier reçut le jeune et grand Lamartine. Ce jour-là tout le public lettré applaudit dans le monde entier. Il applaudit même Georges Cuvier reprochant à Lamartine de songer à remplir un rôle politique : il semblait qu’il n’eût pas le droit de dérober une de ses journées à la poésie. Trois ans après, et pendant son voyage en Orient, il était nommé député à Dunkerque. L’étonnement fut général. On disait : « Que va-t-il faire dans la galère politique ? » Il semblait qu’il désertât. Pour lui, il pensait que l’action était un devoir. Il faut faire aux hommes tout le bien qu’on est capable de leur faire. Si les hommes qui ont en eux la pensée du ciel désertaient la vie active, ils livreraient la société aux hommes géométriques qui ne sont propres qu’à calculer et qui ne peuvent pas s’élever, puisqu’ils ne savent pas sentir. Il ne voulait agir, dans ces commencements, qu’au sein d’une assemblée, parce qu’on n’y a pas d’autre responsabilité que celle de ses propres actes et de ses propres paroles, tandis qu’on répond de ses voisins dans un ministère. Il ne se serait pas baissé, à cette époque de sa vie, pour ramasser un portefeuille, s’il l’avait vu par terre à ses pieds. Il ne fallut rien moins qu’une révolution pour le faire descendre à la qualité de gouvernant. Il prit à la Chambre le seul rôle qui lui convînt, le rôle d’isolé. Il était trop grand pour entrer dans un parti ; trop grand aussi pour en fonder un : il fut un général sans soldats. Il porta à la tribune les questions sociales, auxquelles nul ne songeait. Il parlait à la postérité. On admirait la magnificence de son langage et l’élévation surhumaine de ses aspirations. Ces géométriques, ces hommes d’affaires disaient : « C’est un poète. » C’était un homme.

L’amour des déshérités lui emplissait le cœur, c’est ce qui le poussa vers la démocratie. Il était de ceux qui veulent, sans violence, mais avec hardiesse et avec foi, tenter enfin de réaliser le beau rêve de l’égalité et de la fraternité. Il a dit qu’il n’avait ni souhaité ni provoqué la révolution qui éclata soudainement en 1848. Je n’en doute pas un instant, quoique ce soit un fait extraordinaire. Il voyait l’horizon avant nous, mais il cessait de voir clair quand il regardait à ses pieds. Il n’en fut pas moins, sans le vouloir et sans le prévoir, un des auteurs principaux de la Révolution, par son Histoire des Girondins.

Cette histoire n’est pas une histoire. Lamartine .n’a jamais été un historien. Il n’a jamais pâli sur les sources, il n’a pas même étudié ce qu’on appelle les ouvrages de seconde main. Il était fait pour raconter et pour orner l’histoire, mais il fallait qu’on lui en donnât la matière toute préparée. Il en était de même pour la littérature : il ne travaillait que sur canevas.

Une fois en possession de la trame des événements ou d’un résumé de l’ouvrage, son esprit s’en emparait, le travaillait, le transformait, y faisait des découvertes inattendues, comblait les lacunes, devinait les secrets, reconstruisait les scènes avec une réalité saisissante, donnait du relief aux caractères et produisait une œuvre qui n’était ni une histoire, puisque la vérité y était sans cesse côtoyée par le roman, ni un roman, puisque la fiction n’y apparaissait qu’appuyée sur l’histoire. Il la revêtait de la magie de son style et disposait en souverain de l’esprit de son lecteur. C’est ainsi qu’avec l’histoire des Girondins arrangée au gré de sa fantaisie et de sa passion il fit une propagande active et puissante pour la République. Il ne se mêla pas à la guerre des rues, il ne la provoqua pas, il ne la désira pas. La République se fit malgré lui et par lui. Quand elle fut faite, son nom fut placé le premier dans la liste des gouvernants.

Il accepta. « J’ai pu, dit-il, prêter loyalement ma main à ce peuple pour inaugurer la République. Dix-huit ans d’indépendance absolue me séparaient des souvenirs et des devoirs de ma jeunesse envers une autre monarchie. Mon esprit avait grandi, mes idées s’étaient élargies, mon cœur était libre d’engagements ; mes devoirs étaient tous envers mon pays. »

Jamais révolution n’avait été si subite, ni si complète. Il semblait que le roi, en disparaissant, eût tout emporté. La Révolution, comme toute révolution inattendue, savait ce qu’elle voulait détruire et ne savait ni ce qu’elle voulait fonder, ni ce qu’elle voulait conserver. Que restait-il de la propriété après la victoire des prolétaires ? Et que restait-il de la liberté ? S’il n’y avait pas de maître, il n’y aurait plus de liberté. S’il y en avait un, que serait-il ? Soit qu’il eût des idées ou seulement des convoitises, il ne pouvait manquer d’être un despote, étant arrivé par la violence. Que ferait l’armée ? Que ferait l’étranger ? Problèmes redoutables. On se demandait surtout, parce que c’était le danger le plus immédiat, ce que ferait le peuple.

Il y avait deux peuples : celui qui voulait sauver et celui qui, à tous risques, voulait changer ; le peuple qui voulait durer et organiser, et celui qui ne pensait qu’à se venger et à triompher. Ces deux peuples furent en face l’un de l’autre dès la première heure, l’un avec le drapeau tricolore, et l’autre avec le drapeau rouge. La France anxieuse attendait. Lamartine s’écria : « Le drapeau rouge a fait le tour du Champ de Mars dans le sang et la boue ; le drapeau tricolore a fait le tour du monde, portant dans ses plis la liberté et la gloire ! y) L’acclamation du monde lui répondit.

De ce jour commença pour lui la vie héroïque. Debout sur la brèche, à toute heure, il apaisait les colères, il attendrissait les cœurs, il enflammait les imaginations. Cette éloquence était la seule force du gouvernement provisoire et de la civilisation. Les rues étaient sillonnées de députations du matin au soir ; dans les premiers jours, les pavés n’ayant pas encore été remis en place, il fallait passer pardessus les barricades ; on allait, on allait sans cesse, dès le matin et jusqu’à la tombée du jour, portant des drapeaux improvisés, avec des inscriptions naïves ou terribles.

Tantôt, c’était la Paix religieuse, tantôt la Liberté de conscience ou la Paix universelle, ou la Sécurité du travail, ou les Invalides civils, ou la Fraternité des peuples. D’autres pancartes demandaient l’abolition du marchandage, la journée de dix heures, le droit au travail, l’impôt progressif. Toutes les fantaisies se donnaient carrière. On voyait des députations où les femmes étaient en majorité. Les faubourgs descendaient armés de fusils et de piques, avalanches d’hommes auxquelles le gouvernement provisoire n’avait rien à opposer. Pas un régiment de pantalons rouges dont on fût sûr, pas une escouade. On voyait passer aussi des bataillons entiers de la garde nationale ; mais il fallait les discerner par les cris qu’ils poussaient. Il y avait les manifestants de Grenelle et de Montrouge, ceux de la place Vendôme et des riches boulevards. Où allaient-ils ? À l’Hôtel de Ville ! Ils y trouvaient Lamartine.

Lamartine infatigable, impassible, répondant par des élans généreux aux cœurs qui s’offraient et faisant reculer devant lui la révolution sanguinaire. Nous étions tous suspendus à ses lèvres. Chacun disait d’un bout de la France à l’autre : « Il nous reste Lamartine. » On disait comme autrefois : « C’est un poète. » Mais la poésie apparaissait à tous dans son rôle pacifique et sauveur. « C’est un poète, » disait-on ; et l’on se sentait raffermi et rasséréné. Il semblait que le temps des fables fût revenu et que le poète nous tenait tous, amis et ennemis, sous le charme de ses incantations. Il n’avait changé que de théâtre. On ne lui marchandait alors ni l’enthousiasme, ni la reconnaissance ! S’il paraissait dans la rue, tout un monde le suivait, avec des cris de tendresse. S’il montait dans une voiture, les chevaux ne pouvaient pas avancer dans cette mer de créatures humaines. Des hommes s’efforçaient de les dételer pour le traîner eux-mêmes en triomphe. Le savait-on à l’Hôtel de Ville, on criait : « Lamartine ! Lamartine ! » jusqu’à ce qu’il parût sur un balcon.

On apprit, le 4 mars, qu’il venait, comme ministre des affaires étrangères, de parler à la diplomatie européenne un langage qu’elle n’avait jamais entendu. La France avait, une seconde fois dans le cours du siècle, fait une révolution pour elle-même et pour le monde. Elle affirmait, une seconde fois, l’avènement du peuple par l’égalité et la liberté. Elle ne faisait pas de propagande hors de chez elle. Elle voulait la paix ; elle l’offrait ; elle était, dès à présent, l’alliée et l’amie des souverains, comme elle était l’amie, l’alliée et la sœur des Républiques. Elle gardait sa gloire séculaire, ses traditions, ses habitudes de générosité et de vaillance ; mais elle ne voulait lutter désormais que pour répandre les lumières, favoriser le travail et mettre un terme au paupérisme. Inspirée par la philosophie, éclairée par le malheur, elle s’imposait la noble tâche de remplacer les compétitions violentes par la fraternité. L’Europe fit comme les faubourgs de Paris, qui sortaient de chez eux tout enfiévrés de colère et y rentraient débordant d’enthousiasme après l’avoir entendu. Une coalition se préparait contre nous. On reconnut la nation française dans les paroles de Lamartine. On nous tint compte de l’ascendant qu’il exerçait. On dit, avec raison, qu’un peuple qui l’écoutait et qui pariait aux autres peuples par sa voix, ne pouvait pas être mis au ban de la civilisation. Nous lui dûmes la paix du monde, comme nous lui devions la sécurité de la rue et de nos demeures.

Aux élections générales, il fut nommé député par dix départements sans avoir sollicité le mandat. Quand l’Assemblée se réunit pour la première fois au Palais-Bourbon, le gouvernement se présenta tout entier devant elle et fut acclamé. On criait : « Vive le gouvernement provisoire ! » mais on criait surtout : « Vive Lamartine » Les députés descendaient de leurs bancs et allaient se planter devant lui pour pousser des bravos et battre des mains. Un peuple immense entourait le Palais-Bourbon, couvrait au loin les quais, le pont de la Concorde, la place, qui ne portait pas encore ce nom. On appelait l’Assemblée nationale, qui sortit du palais, et se répandit sur les marches de la colonnade. On se montrait, parmi ces inconnus innombrables, quelques hommes célèbres : Pierre Leroux, Ledru-Rollin, François Arago, Lacordaire ; le peuple est éclectique et débonnaire dans ses jours d’enthousiasme. Mais quand parut Lamartine, on reconnut, aux hourras partant de toutes les poitrines, le véritable héros de la journée. Chacun se disait qu’on ne le bénirait jamais assez, que ce peuple, tout grand qu’il est, n’avait pas de récompense qui fût à sa taille.

Il tomba cependant de ce sublime faîte.

Mais il ne me plaît pas de raconter l’ingratitude de la France, ni les douleurs d’une vieillesse qui aurait dû être entourée d’amour comme elle était entourée de gloire. Il était homme, il lui arriva de faillir. Je n’ai pas à juger les détails de sa politique. Il y a tant de gloire dans cette vie que je ne veux ni ne puis y voir autre chose. Il s’était endetté pour donner ; il lui fallait de l’argent pour acquitter des dettes sacrées. Il a demandé cet argent ; on dit qu’il l’a trop demandé. Voilà, en un seul mot, tout le grief. Qu’on dise au moins qu’il n’a rien demandé ni rien accepté pour lui-même. Qu’on dise bien haut qu’il a travaillé jusqu’à la fin avec un courage qui ne s’est pas démenti un seul instant. Il avait gouverné la France, il l’avait sauvée, il l’avait très grandement illustrée ; et cependant il travaillait du matin au soir comme le plus humble d’entre nous, à un âge où il semble que la fatigue du travail soit doublée. Jamais on ne l’a entendu se plaindre de l’ingratitude de ses contemporains, ni du déclin de ses forces. Son esprit était entier, son cœur était calme. Il n’a cessé de travailler qu’en cessant de vivre. J’ose dire qu’une telle vieillesse ne dépare pas une telle vie, et qu’elle a quelques droits au respect de la postérité.

Mais quand vous nous avez appelés, Messieurs, à célébrer son centenaire, toute la population s’est émue. Toutes les académies, toutes les sociétés littéraires sont accourues. L’Académie française a envoyé un de ses grands poètes. Il me semble que je suis ici dans une fête nationale qui est en même temps une fête de famille. C’est le caractère particulier de Lamartine, d’inspirer autant d’amour que d’admiration. Aucun poète n’a plus souvent parlé de Dieu, et c’est ce qui le rend profondément humain car si Dieu est loin de nous par sa grandeur, il en est tout près par sa bonté.

Messieurs, voici un beau jour : une gloire sans tache, un peuple sans dissentiment !