Centenaire de la naissance de Verhaeren, au Palais des Académies de Bruxelles

Le 21 mai 1955

Maurice GARÇON

Centenaire de la naissance de Verhaeren

AU PALAIS DES ACADÉMIES DE BRUXELLES
le 21 mai 1955
en présence de S. M. la Reine Elisabeth.

DISCOURS

DE

M. MAURICE GARÇON
Délégué de l’Académie française

 

Madame, Messieurs,

L’Académie française vous remercie de l’avoir conviée à célébrer avec vous le centenaire du grand poète Verhaeren. Elle est heureuse de se joindre à vous pour apporter son hommage à la mémoire du poète qui, né dans les Flandres, a si bien illustré notre langue et adopté la France comme seconde patrie.

Le monde est plein de poètes, mais rares sont ceux qui traversent leur temps, véritablement inspirés comme des prophètes, sachant élever leur âme pour qu’à travers leurs chants chacun assez puisse retrouver le reflet de ses joies, de ses angoisses, de ses scrupules et de ses espoirs.

Verhaeren fut de ceux-ci. Lyrique exalté, il avait reçu jeune encore le baptême des muses. Pourtant la perfection à laquelle il atteignit, ne lui vint qu’après bien des détours et une longue et laborieuse patience. Il portait en lui la veine poétique mais, pour exprimer ses sentiments en vers harmonieux, il tendit toujours vers un progrès qui, de poème en poème, lui fit parfois rencontrer le sublime. Ce qu’il faut louer en lui c’est de n’avoir pas cherché à se réfugier dans quelque réduit, afin d’y ciseler ses vers pour une satisfaction égoïste, mais d’être resté toujours si humain qu’il apporta le réconfort autour de lui. Libéralement il a cherché à communiquer à l’humanité tout entière les émotions qu’il avait communes avec elle.

Il avait appartenu à cette pléiade de jeunes hommes qui vers la fin du siècle dernier étaient plus préoccupés de littérature que des enseignements qu’ils recevaient dans les universités. C’est dans les facultés de province que se rencontrèrent les étudiants pleins de flamme qui devaient se révéler en Belgique les créateurs d’une véritable renaissance littéraire.

À Louvain, on discutait éperdument. On fondait des revues qui vivaient peu et qui renaissaient bientôt de leurs cendres, quelquefois sous des titres différents. Chacun défendait l’école qui lui paraissait satisfaire ses tendances. En ce temps, Verhaeren, étudiant en droit, en tenait pour Chateaubriand, Lamartine et Hugo, mais son ambition du moment était moins de les imiter que de se contenter d’un genre plus familier inspiré de François Coppée. Epoque de tâtonnements d’un poète qui cherchait sa voie, et ne commença à la trouver que lorsque, venu à Bruxelles, il fut admis comme stagiaire chez Edmond Picard. Il était devenu avocat et il paraît même qu’il a plaidé quelquefois. Je présume qu’il avait l’esprit ailleurs et devait passer parfois aux magistrats des fardes dans lesquelles se trouvaient égarés quelques exemplaires de La Jeune Belgique. Son contemporain Rodenbach avait, comme lui, abandonné le barreau pour publier ses premiers vers. Mais tandis que ses amis écrivains et peintres se consacraient plus étroitement à la célébration des intérieurs frileux des Flandres et de la vie intime, il étendit son horizon plus loin dès sa première œuvre : Les Flamandes, tableau haut en couleur, plein de sensualité, évoquant, tout imprégné de Téniers, de Jordaens et de Rubens, la campagne flamande, les fermes, les troupeaux, la ripaille à l’estaminet et les libertés de la ducasse.

C’était l’expression sous une forme, osée pour l’époque, de toutes ses impressions de jeunesse. On le crut converti au naturalisme et gâté par l’influence de Zola. Ce n’était, au vrai, qu’un feu de joie qu’il allumait pour célébrer la vie abondante, témoin de ses premiers éveils. De ce foyer vite éteint sortirent, comme contrepartie, d’autres peintures, prolongements lointains d’une jeunesse pieuse. Il fut ramené à la religion par la contemplation de la vie monastique dont il avait subi le charme au cours d’une retraite dans un cloître.

Moines, grands isolés de pensée et de cœur,
Avant que la dernière âme ne soit tuée,
Mes vers vous bâtiront de mystiques autels
Sous le velum errant d’une chaste nuée.

Il avait cru atteindre la sérénité et il était sur le chemin de l’anxiété. La foi, qui lui paraissait un soutien, vacilla devant ses scrupules. Mal portant, le physique atteignant le moral, il sombra dans la mélancolie. Replié sur lui-même, il connut le désespoir et s’y ancra avec une douloureuse volupté. C’était l’époque des Soirs et des Débâcles.

Beaucoup d’artistes sont arrivés ainsi à des carrefours dangereux où s’est imposée une option dont dépendait leur destin. Lorsque parut À Rebours, Barbey d’Aurevilly écrivit : « Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet où les pieds de la Croix. » Dans une conjoncture qui pouvait paraître du même ordre, c’est la poésie qui tira Verhaeren de sa mélancolieuse angoisse. Appelé à Paris par Viélé-Griffin, il fut enthousiasmé par les symbolistes. Chez Mallarmé, aux mardis de la rue de Rome, il connut René Ghil, Henri de Régnier, Laforgue, Rémy de Gourmont et même Verlaine vieillissant. C’est dans la liberté du vers qu’il retrouva la liberté de l’esprit. Son cœur en détresse reprit goût à la vie par la transposition du matériel dans le symbole. Mystérieuses interprétations de ses états d’âme harmonieusement rythmées selon des cadences nouvelles et rares. Il avait adopté le vers libre, mais loin d’en réduire l’usage à un simple jeu de l’esprit, il avait su lui donner l’ampleur de l’épopée hugolienne.

Peut-être sortant d’un cauchemar où il avait manqué sombrer et reprenant goût à la vie, comprit-il que les anxiétés qui lui avaient fait tant de mal n’étaient pas seulement les siennes. Il entrevit que les inquiétudes qui l’avaient torturé n’étaient, sur le plan personnel, qu’une projection des servitudes monstrueuses que la vie contemporaine impose à l’homme. Par là, il rejoignait l’immense désolation des humbles désertant les campagnes au profit des cités pour chercher une condition meilleure dans l’illusoire séduction que procurent les orgueilleux progrès de la science. Tous les chemins maintenant vont vers la ville

La plaine est morne et ses chaumes et ses granges
Et ses fermes dont les pignons sont vermoulus,
La plaine est morne et lasse et ne se défend plus,
La plaine est morne et morte — et la ville la mange.

Sa muse lui révéla la Pitié, la Douceur, la Bonté et l’esprit de sacrifice. Il était envahi par un immense amour du prochain déshérité. C’était le temps où l’homme misérable commençait à demander moins à être secouru qu’à voir reconnaître ses droits. On était à la recherche de la suppression des inégalités injustes.

Poète, Verhaeren apporta ce qu’il put pour contribuer à donner un peu de bonheur dans l’existence humaine devenue trop rude. Il tenta d’adoucir les infortunes en procurant aux malheureux les jouissances infinies que donne la connaissance des arts. Il se joignit à Emile Vandervelde pour organiser la section d’art de la Maison du Peuple. C’est le moment de l’ascension du poète vers un grand idéal généreux pour

...ces foules, ces foules

Et la misère et la détresse qui les foulent.

Il souffrait de voir l’homme fondu dans un creuset où étaient projetés tous ces transplantés de la plaine et cherchait, par la poésie, à découvrir un charme aux grisailles des ports avec leurs docks sans fin, aux corons tristes dont l’uniformité rend l’existence grégaire et aux usines où la matière est rendue tumultueuse. Villes tentaculaires qui étreignent, brassent l’humanité et la laissent pantelante. Par son élan vers les infortunes il rejoignait, sur un ton différent, les grandes aspirations de Victor Hugo et devint le chantre de ceux que Constantin Meunier avait posés sur des socles comme des dieux nouveaux.

Dans le progrès qui l’effrayait, il croyait toutefois apercevoir lointainement, après de dures années de luttes, des moyens d’améliorer la condition humaine. Son imagination métamorphosait les manufactures, sombres cubes de briques d’où s’élevaient, comme des clochers, les cheminées fumeuses, en quelques temples consacrés à une religion nouvelle, celle de Notre-Dame-des-Usines.

Il voyageait, portait, comme une missionnaire, la bonne parole jusqu’aux confins de l’Europe et prophétisait la paix universelle.

Depuis longtemps il habitait la France. Autant que poète belge par le cœur, il était poète français par la langue. Nous l’avions adopté et nous l’admirions. Souvent il retournait à sa maison du Caillou-qui-bique pour se retremper l’âme dans son terroir.

Je suis le fils de cette race
Dont les desseins ont prévalu
Dans les luttes profondes
De monde à monde ;
Je suis le
fils de cette race
Tenace,
Qui veut, après avoir voulu,
Encore et encore plus.

Ce citoyen du monde était si attaché à son sol qu’il lui sembla que l’univers s’écroulait lorsque éclatèrent les premiers coups de canon qui retentirent du côté de Visé et de Liège. Avec effroi, il s’aperçut, hélas, que la fraternité des peuples, qu’il avait tant prêchée, n’était qu’une illusion malheureusement vaine

Car c’est là ton crime, immense Allemagne,
D’avoir tué atrocement
L’idée
Que se faisait pendant la paix
En notre temps
L’homme de l’homme.

Son noble cœur se brisa. Avec la même noblesse de conscience qui empêcha votre grand roi Albert de balancer sur ce qu’était le devoir, il comprit aussitôt qu’il fallait abandonner les utopies et que nul n’avait plus le droit de caresser ses rêves lorsque la patrie meurtrie est en péril de mort. Il ne fut point de ces philosophes qui s’enferment dans une tour d’ivoire avec la prétention de demeurer au-dessus de la mêlée. Eperdument il se jeta dans le combat, abandonnant Polymnie pour Calliope. Il devint l’image du désespoir héroïque, plein de confiance pourtant et ranimant le courage de, ceux qui paraissaient chanceler. Toutes ses pensées convergèrent vers un seul objet : rendre à la patrie envahie son indépendance et sa souveraineté :

Les trains roulant toujours sous les astres, la nuit,
Emportent, dirait-on, des morceaux du pays ;
Plombs, fer, étains, salpêtre, aciers, boulets, mitraille,
Et des soldats qui seront grands dans la bataille.

En ce temps-là, nulle frontière ne séparait nos deux pays et nous avions en Verhaeren un poète commun pour nous soutenir dans nos souffrances, nos déchirements, nos défaites, nos revanches, nos espoirs et dans notre confiance inébranlable en le triomphe du Droit et de la Justice.

C’est en 1915 que j’eus la joie de le rencontrer à deux ou trois reprises au Mercure de France, rue de Condé. Depuis vingt-cinq ans Le Mercure était le rendez-vous de tous les talents littéraires. Son directeur, le cher Alfred Vallette, avait su découvrir les talents nouveaux et créer autour de sa revue une atmosphère d’amitié. Dès 1895 il avait attiré Verhaeren, poète belge et combien plein d’espérance, devinant qu’il prendrait sa place parmi les grands écrivains français.

Le Mercure de France était accueillant pour les jeunes. La maison n’était point une chapelle fermée. On y aimait les audacieux et on ne leur demandait que d’apporter une sève un peu fraîche. Écrire dans Le Mercure était l’ambition de tous les jeunes écrivains. Vallette rapprochait les distances et faisait rencontrer les cadets avec leurs aînés. Ainsi ai-je eu le privilège de côtoyer quelques-uns de ceux dont je lisais les œuvres avec une admiration un peu jalouse.

Lorsque j’ai approché Verhaeren, quelques mois avant sa mort, il était l’image de la fureur. Cet homme si doux n’avait plus qu’un sujet qui remplissait tous ses propos : sa patrie malheureuse pour laquelle il souffrait comme on souffre pour une mère cruellement atteinte.

Douce Belgique aimée, espère et crois quand même,
Ton pays mis à mort est immortel pour nous.

Il se prodiguait, courant toute la France pour faire des conférences et réciter ses vers vengeurs. Il portait la bonne parole. Il était vraiment nôtre, dans notre France devenue son refuge après avoir été sa patrie d’adoption. Il chassait la désespérance sur son passage et ne vivait plus que dans l’ambition de rentrer dans son pays libéré et d’y retrouver les décors familiers qu’il avait si divinement décrits.

La fortune n’a pas permis qu’il connût ce bonheur. C’est à Rouen qu’il devait être la victime d’un absurde accident qui lui a ravi la joie de voir la victoire déployer ses ailes.

Par un mauvais coup du sort, il fut écrasé par une de ces machines dont il avait naguère cherché à célébrer la puissance dans ses poèmes ailés :

Départs brusques vers les banlieues,
Rails qui sonnent, signaux qui bougent,
Et tout
à coup le passage des yeux
Crus et sanglants d’un convoi rouge.

C’est un monstre pareil qui le dévora.

Il était de chez vous. Il est mort chez nous, laissant une œuvre commune à nos deux patries et demeurant pour nous l’un de nos plus grands poètes.

S’il avait été français, nul doute qu’il eût occupé une place dans notre Compagnie. C’est pourquoi l’Académie française a tenu solennellement à s’associer au magnifique et légitime hommage que vous rendez à l’un des plus grands poètes dont notre langue commune peut s’enorgueillir.