250e anniversaire de la naissance de Marmontel. Hommage rendu à Bort-les-Orgues

Le 30 juin 1973

Jean GUITTON

250e anniversaire de la naissance de Marmontel

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. JEAN GUITTON
de l’Académie française
délégué de l’Académie

à BORT-LES-ORGUES, le 30 juin 1973

 

L’Académie française m’a fait l’honneur de me désigner pour parler en son nom lors de la célébration du 250e anniversaire de la naissance de Marmontel à Bort-les-Orgues. Et comme nous vivons dans un temps précipité, j’ai reçu cette mission dans le dernier moment. Je me souvins de Ronsard :

Je veux lire en trois jours l’Iliade d’Homère
Et pour ce, Corydon, ferme bien l’huis sur moi.

Mais, en dix jours, je n’ai pu lire tout Marmontel. Et vous m’excuserez de ne vous présenter que quelques pensées. Dont la première consiste à me demander s’il existe un lien entre le talent de Marmontel et ce pays de Corrèze que j’ai tant aimé. Mes confrères n’ignoraient pas mes racines creusoises, mais ils n’ont jamais su que, dans mon adolescence, la Corrèze était à l’horizon, le pays rose, escarpé, de mes rêves, comment j’y montais chaque année pour visiter une inspiratrice, amie de ma mère, qui habitait à la source de la Corrèze au domaine de Chadebec, non loin de Bugeat et de Barsange. Chadebec, Barsange, ces syllabes chantent encore : elles assemblent l’âpre et le poétique, disons : le côté sauvage et le côté ouvert de votre département si riche en contrastes. Mais existe-t-il quelque rapport, quelque mystérieuse affinité entre Marmontel et Bort ? Cette harmonie cachée que je sens entre les deux esprits que j’ai tenté de faire revivre, Pouget et Saliège et leur Cantal voisin, entre le génie de Pascal et le feu pétrifié des volcans de l’Auvergne, vais-je la retrouver ici ?

Sainte-Beuve, précis dans ses auscultations, décrit votre cité de la sorte. Écoutez : « Cette jolie petite ville de Bort, située dans un fond, est dominée par ses rochers volcaniques symétriquement disposés qui rendent quand le vent souffle un son étrange, harmonieux et que l’on a appelé pour cette raison les orgues de Bort. » Mais ces orgues, quel lien avec Marmontel si peu volcanique ? Ce qui mérite pourtant d’être noté, comme un symbole du mystère propre à Marmontel, c’est l’union, si remarquable en Corrèze, de vallées riantes, avenantes, jolies avec les contours sévères des montagnes. Et ce contraste me place au cœur de l’énigme propre au XVIIIe siècle, à propos duquel je me suis toujours posé la question que me fournit aussi la destinée de Marmontel : était-il frivole, était-il sérieux et grave, ce grand homme de Bort ? Oui, ce XVIIIe siècle, si léger, et que Watteau a traduit dans le langage des couleurs et des formes, c’est aussi le siècle où paraissent avec des techniques nouvelles, les premières industries, ces sciences que nous appelons humaines, la sociologie, la critique, l’histoire, la pédagogie, la stratégie, l’économie politique, sans oublier l’histoire dite naturelle, la géologie, la botanique, — tout ce qui va se résumer, s’illustrer, se proposer aux esprits dans ce dictionnaire qu’est l’Encyclopédie et auquel Marmontel collabora pour les articles littéraires. L’Encyclopédie était une somme des connaissances mises, comme nos émissions de télévision, à la portée de tous, une œuvre de vulgarisation des sciences, je dirai plutôt « d’enoblissement », s’il est vrai qu’on anoblit le difficile en l’exposant à tous, ce à quoi était apte la prose française au XVIIIe. Et cela n’est pas frivole, cela est grave.

Sa prose est coulante, transparente, parfois larmoyante, grave même en matière légère. J’ai observé longuement son visage (ce visage humain où se lit la différence de ce que nous désirons devenir et de ce que nous sommes, hélas !) : le visage de Marmontel est placide, flegmatique, sérieux. Je n’irai pas jusqu’à dire avec Sainte-Beuve qu’il est ouvert, franc, sans orgueil : je me contenterai de dire qu’il est « sans fiel », souple, avisé, un peu pesant, assez paysan, et fort habile. Il a bien fallu que Marmontel fût madré sous une apparence frivole, ce fils d’un tailleur de Bort, pour devenir l’historiographe de la monarchie, puis le modérateur de la République et du Directoire, membre du « Conseil des Anciens » avant le 18 Brumaire. Il eut la suprême élégance de disparaître du siècle le 31 décembre 1799. On le voit assez bien sénateur sous l’Empire et finissant pair de France. Lorsqu’il était dissipé, rival en amour auprès de Mlle Verrière du maréchal de Saxe qui l’appelait le « petit insolent », il demeurait sérieux, appliqué. Aux soupers galants il lira ses Contes moraux. Voilà bien un personnage sérieux-frivole, très XVIIIe siècle.

Si je voulais distinguer par les nuances le caractère du Corrézien et celui du Creusois, je dirais : le Creusois a plus de prudence, le Corrézien plus de sensibilité. Votre héros, Edmond Michelet, m’avait demandé, ministre de la culture, d’évoquer devant lui la figure de Saint Louis. Et, tandis que je parlais de Saint Louis, je contemplais ce visage lucide, agité, tourmenté, portant les stigmates. Et je me demandais si, parmi les politiques de la vieille Europe, depuis plusieurs siècles, Edmond Michelet n’était pas le seul dont on pût dire qu’avait habité en lui l’esprit de sainteté. Cette question-là, elle ne peut pas nous effleurer au sujet de Marmontel.

Ce qui peut apparenter Marmontel et Michelet, c’était leur commune faculté de faire face aux conjonctures, d’aimer les personnes : Marmontel était plutôt tout à tout ; Michelet, tous à tous. En lisant la vie de Marmontel, on est surpris de trouver tant de traits de ce que nous appelons dans notre jargon moderne : la disponibilité. Voulez-vous une tragédie ? Voilà Denys-le-tyran, Aristomène, Cléopâtre, les Héraclides. Préférez-vous un opéra comique : voici Zemire, voici Didon. Nous voyons Marmontel secrétaire des Bâtiments à Versailles ; secrétaire de l’Académie (il s’offre le luxe d’être embastillé, mais onze jours). Il s’offre à d’Alembert pour boucher quelques trous de l’Encyclopédie. Voulez-vous une épopée : voici Bélisaire ; un roman, tenez : les Incas. À la fin, dans sa chaumière de l’Eure, il écrit pour ses enfants des traités de grammaire, de logique et de morale. Vous pouvez mesurer ici une différence entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Jadis on gardait l’idée qu’un auteur était un artisan qui devait se borner à un seul genre d’ouvrages : à la rigueur, comme La Bruyère, à un seul ouvrage. Apparaît « l’homme de lettres », artiste, ou plutôt acteur protéiforme, qui a tout lu, qui a tout vu, qui au besoin pourrait être roi, capable de tout gouverner, — éminemment apte à la tâche de ce jour, si imprévisible qu’elle soit, et, au plus haut sens, parfaitement journaliste. Voltaire a porté au génie cette universelle et changeante aptitude de l’actualité, homme de l’instant, des instants et non plus de la lente et identique durée. Elle existait aussi chez le Premier Consul. Et pour le noter en passant Edmond Michelet fut avec la même aisance, serviteur des armées, de la justice et de la culture.

 

Sans l’avoir voulu, après vingt ans de présence à l’Académie française, Marmontel fut choisi par ses confrères pour être leur secrétaire perpétuel. Sans doute parce que nul n’était plus désigné que lui pour cet office où il faut joindre aux qualités de l’administrateur des budgets, des domaines, des prix et des successions, une aptitude à comprendre (parfois à supporter), toujours à concilier, à arbitrer. Peut-être Marmontel avait-il cette faiblesse féconde, — qui fut celle de Paul Valéry, — de n’être jamais plus à son aise que lorsqu’il était contraint par un rite, une charge, une corvée ? Du parfait secrétaire perpétuel, un ordinateur dresserait le tableau que voici : il désignerait un être académique assez dévoué pour préférer le service des autres à l’achèvement de son œuvre propre, assez oublieux de ses propres idées pour aider celles des autres dans une compagnie qui ne rassemble que des originaux, seuls de leur espèce, comme les anges ; assez sincère pour être cru, assez habile pour ne pas tout dire, et, dans les candidatures qui le consolent des morts inévitables, sachant décourager les excès d’audace ou souffler sur la braise ardente des modestes et des timides ; mais surtout, assurant la continuité, le passage dans le mobile présent du passé à l’avenir : connaissant donc les us et coutumes de cette antique institution : la tradition dans ce qu’elle a d’immuable, mais modifiable, assez souple pour s’adapter à l’avenir. Là permettez-moi de citer quelques lignes de Marmontel sur une femme du XVIIIe siècle, âme de l’Encyclopédie, qui tenait un salon où il fréquentait : « Elle avait le bon esprit de ne parler jamais que de ce qu’elle savait très bien et de céder sur tout le reste à des gens instruits, toujours attentive, sans même paraître ennuyée de ce qu’elle n’entend pas mais plus adroite encore à présider, à surveiller, à tenir sous sa main ces deux sociétés naturellement libres (des articles et des gens de lettres), à marquer les limites de cette liberté, à l’y ramener par un mot, par un geste, par un fil invisible, lorsqu’elle voulait s’échapper. « Allons, voilà qui est bien » était communément le signal qu’elle donnait à ses convives. » Ne croyez-vous pas qu’en Mme Goffrin présidant aux causeries de ses dîners, Marmontel y décrit ses méthodes de secrétaire perpétuel ? Ce qui porte à penser que ces beaux esprits du XVIIIe siècle avaient une féminité latente. Frivole au-dehors, grave au-dedans, n’est-ce point le caractère de la femme éternelle ? Un mot encore, en passant, sur la perpétuité, en cette heure où plusieurs pouvoirs perpétuels ou assez longs songent à s’interrompre. Le jour où le perpétuel deviendra temporaire et sa charge fonctionnelle, je serai dans le chagrin. Car la perpétuité confère une dignité à la fois biologique et sacrée, et que le dernier soupir seul peut interrompre. On ne peut cesser d’être artiste. On ne peut démissionner de la paternité.

Revenons une dernière fois à Marmontel pour le louer d’avoir été un être de transition plus encore que de tradition : il a permis de passer des Incas aux Natchez, disons : de Voltaire à Chateaubriand. N’exigeons pas trop de ces passeurs, qui comblent les intervalles. Les montants de la lyre sont en bois, disait un ancien, afin que les cordes de la lyre puissent résonner : et cette nécessité partout se manifeste. Même dans nos livres, même dans la Bible, pour faire saillir les pages prophétiques, il faut beaucoup de matière terne et conjonctive.

Marmontel, disait Sainte-Beuve, fut un écrivain distingué du second ordre. Mais alors se présente la question ultime, celle qui n’a sans doute jamais cessé de nous inquiéter tous à cette fête qui le commémore : pourquoi Marmontel est-il encore si mal connu ? Et que lui a-t-il donc manqué pour n’être qu’une étoile de seconde grandeur ? Ici j’aborde la difficulté suprême : définir le génie par soustraction ; dire, s’il est possible, la différence infinie et infime qui sépare l’amateur de l’amant et qui se glisse entre le bel esprit et l’esprit, — et par exemple entre Plutarque et Platon, entre Ovide et Virgile, — chez nous : entre Florian le fabuliste et La Fontaine, entre Béranger si célèbre en son temps et Lamartine.

Oui, il y a, dans une longue histoire cyclique comme l’histoire des lettres, des temps de repos et de passage. Marmontel n’a pas franchi l’intervalle subtil et désespérant qui sépare l’excellent du parfait.

Le don qu’il avait reçu et qu’il administra était celui du travail incessant, de la présence au monde, de la transparence du style, de l’amabilité.

Il demeure pour de solides motifs la gloire de votre cité. Longtemps encore il sera, — et cette commémoration n’y sera pas étrangère, — l’orgue véritable, l’orgueil aussi de Bort.